Chapitre 2

Ecrit par leilaji

La belle et la bête


Episode 2


J’ai trouvé une photo de l’acteur Gong Yoo qui m’a directement fait penser à une de mes récentes conversations avec Eyram. Je suis sure qu’elle a rosi de plaisir quand je la lui ai envoyée sur son compte Instagram. On y voit son acteur préféré à moitié dévêtu dans une pose très suggestive. Je ne savais pas qu’il avait des tatouages. Sa réaction enthousiaste a été immédiate. Pourtant je lui avais bien promis de faire tomber la fameuse serviette qu’il portait dans Coffee Prince.   


- C’est trop et pas assez en même temps, a-t-elle couiné. Mais tu as illuminé ma journée. 


C’était agréable de rire de ça avec elle, malgré ma mésaventure de la dernière fois.  

Mais depuis une semaine, elle ne répond plus à mes messages. Je suis inquiète parce que ça va faire un bout de temps qu’on se connait et c’est la première fois qu’on passe autant de temps sans se parler. Je pose ma main sur son front. Je suis brulante de fièvre et j’ai le nez qui coule. Fichue vie de merde. Une grippe de plus d’une semaine. Ma fatigue mentale est surement en train de rendre mon corps malade. J’avale un comprimé à la cuisine avant de retrouver mon poste à l’accueil. Je verse quelques gouttes d’huile essentielle dans le diffuseur électrique. Aujourd’hui au bureau, ça sera senteur lavande pour tout le monde. 


Je regarde d’un œil mauvais le climatiseur central qui est dirigé droit sur moi. Si je le pouvais, je l’éteindrais mais le bien-être des clients prime sur le bien. Je réajuste ma veste et tire sur les manches pour mieux me couvrir. 


Si j’ai tellement envie de parler à Eyram c’est pour lui faire sentir ma déception. Je n’aurai jamais dû l’écouter et regrouper les chapitres de mes dramas en roman. Ce matin encore j’ai reçu une lettre de rejet de l’un de mes nombreux manuscrits. Est-ce qu’il y a un secret que l’univers refuse de me dévoiler concernant l’envoi de manuscrit ? Quand je demande à mes lectrices, ce que mes textes valent, elles sont toujours enthousiastes. Elles disent souvent que mes textes les transportent dans mon univers, que j’ai un style particulier. Ces éloges me font du bien car je suis une romantique militante et je me plais à enrôler de nouvelles recrues chaque jour. Mais lorsque j’envoie ces mêmes textes à des éditeurs, c’est l’hécatombe. Je n’y comprends rien. Qu’est-ce qui ne va pas dans mon écriture, dans ma narration ? 


« Nous sommes désolés de ne pouvoir donner une suite favorable à votre … » 


Combien de fois vais-je devoir lire cette réponse négative ? Les éditeurs africains n’aiment que les « nobles » sujets : la négritude, les ravages de la colonisation, la place de la femme dans un village ou on ne porte que des pagnes et des paniers sur la tête… Ces sujets, on les a mille fois étudié au secondaire. On en a parlé et reparlé. Je sais que le devoir de mémoire est crucial pour toute nation qui veut mettre en exergue ses racines, mais est-ce que toute notre littérature ne doit prendre ses origines que dans ces mêmes sujets ? Est-ce que notre histoire n’a commencé qu’avec les colons ? Doit-elle aussi ne survivre qu’avec eux ? La romance légère n’est pas leur fort. Et pourtant c’est un genre qui génère des milliards de francs de revenus. Il faut être stupide pour tourner le dos à cette manne. Et les éditeurs occidentaux ? Eux ne sont pas intéressés par ce qui se passe dans le cœur de ce qu’ils estiment être une minorité. 


Je me frappe le front pour bien faire rentrer le message dans ma tête. J’arrête d’envoyer des manuscrits. J’arrête de croire que je suis l’héroïne d’un drama à laquelle une chose extraordinaire arrivera un jour tant qu’elle reste fidèle à elle-même. 

D’ailleurs, j’ai décidé d’écouter un peu plus ma mère et d’essayer de sortir de mon cocon. Tenter de nouvelles aventures. Dans chaque opportunité, je dois cesser de voir l’échec pour faire place à la possibilité d’entrevoir des victoires. La vie ne sourit qu’aux audacieux. Je l’ai déjà écrit une fois. C’était le leitmotiv d’une de mes précédentes héroïne à qui de belles choses sont arrivées parce qu’elle s’est donnée la chance de réussir là où on ne l’attendait pas. Il faut que j’arrête de rêver et que je me cherche une vraie place dans la société.


Je ne vais plus me réfugier dans les dramas et subir la vie. Je vais la conquérir. 


Après avoir imprimé et relié des états des lieux, je m’enferme aux toilettes avec mon téléphone pour souffler un peu et lire mes mails personnels après avoir vérifié ma messagerie. Je n’ai toujours pas de nouvelles d’Eyram. Mais que se passe-t-il ? Est-ce que son père lui a encore une fois coupé les vivres ? 


Je reçois un nouveau mail que je parcours rapidement. Ce n’est pas possible ! J’ai un entretien entre midi et deux dans une entreprise de la place, le 2 du mois. Quel jour on est ? Mardi le 2. Le rendez-vous c’est pour quand déjà ? Le 2. Merde. C’est aujourd’hui. L’offre est alléchante. C’est un poste où je pourrai évoluer si je me donne à fond. Je sors des toilettes et reprends mon poste. J’ouvre ma boite mail sur mon ordinateur. J’ai besoin de réfléchir. Je réponds à quelques appels. 

Une de mes collègues passe derrière moi pour récupérer mon chargeur de téléphone. Je baisse la fenêtre ouverte à l’écran pour qu’elle ne puisse pas lire indiscrètement mon mail. J’avais envoyé le CV sans trop y croire. Il ne faut pas que je laisse passer cette chance d’autant plus que la patronne s’est rendue au Cap Etérias pour une visite de villa à vendre. C’est maintenant ou jamais.  


Je reçois un message WhatsApp de ma patronne qui me donne des consignes sur des dossiers en cours. 

J’y réponds rapidement, essayant d’être aussi diligente que d’usage. 


- Peux-tu déjà préparer le planning des trois prochains mois ? Ils vont être cruciaux pour l’exercice de cette année. Il va vraiment falloir qu’on s’accroche pour faire de bons résultats. Je compte sur ta compétence habituelle. 

- D’accord Madame. 


J’ai le cœur qui bat à 100 à l’heure. L’Andrée que je connais n’oserait jamais décevoir sa patronne en tentant d’obtenir mieux ailleurs. Peut-être est-ce l’Andrée qui est moquée par tout le monde qui souhaite se rebeller. Je dois donner une chance à cette Andrée avant qu’elle ne disparaisse.


Je regarde la photo de mon chéri Park Bo Gum et lui fais une bise sur l’écran de mon téléphone. Il est la douceur incarnée et le voir me donne des papillons dans le ventre. C’est de ça dont j’ai besoin. D’ailes de papillons. Pour m’envoler. 


A treize heures, je patiente dans la salle d’attente de la société de télécom. Je visualise l’entretien dans ma tête et me prépare à tous les types de question. Je suis une grosse bosseuse et je peux m’adapter à tout environnement. L’assistante me fait entrer dans un bureau à la porte boisée quelques secondes plus tard. Un homme de belle carrure occupe le large fauteuil en cuir que tous les dirigeants se plaisent à avoir dans leur bureau. Je le reconnais immédiatement. C’est le Directeur des ressources humaines de la boite. Il est venu une fois à l’Agence avec le Directeur général quand ils étaient à la recherche de nouveaux espaces commerciaux. Il me demande de prendre place et commence l’entretien dès que je m’installe. Je lui ai servi du café ce jour là. Mais il ne me reconnait pas. Je réponds posément tout en gardant le sourire. Je ne dois pas non plus avoir l’air trop jovial. Ça pourrait passer pour de l’immaturité. C’est difficile d’être une femme dans cette position. Car il faut avoir l’air aimable sans donner l’impression d’être aguicheuse. Avoir l’air compétent sans donner l’impression d’être trop rigide. 


- J’aime beaucoup votre CV et votre profil me semble parfait pour le poste. Mais je vois que votre CV  ne précise pas le nom de l’entreprise où vous avez occupé votre dernier poste.


J’hésite. 

J’hésite. 

Puis je me lance. 


- Impact Immo Consulting. 

- Oh chez Madame Debusson ? C’est une très bonne amie à moi. Maintenant qu’on en parle, votre visage m’est familier. 

- Je suis son assistante. 

- Oh. Mais vous y êtes encore. Pourquoi souhaitez-vous partir ? 


Il repousse mon CV, l’air déçu. Dans son regard, je devine immédiatement que l’entretien va bientôt prendre fin. Je tourne la tête vers la baie vitrée. La vue sur la mer de cet étage est magnifique. Je parie qu’il n’en profite même pas. 


- Pour faire évoluer ma carrière, je réponds après un instant de réflexion.

- Je comprends. Mais … Je suis vraiment désolée. C’est une très bonne amie et nous entretenons de bonnes relations d’affaires. Je ne peux pas vous prendre sans faire de remous avec elle. 


Mes doigts se serrent sur mon sac. 


- Je comprends. 

- Je suis vraiment désolé. 


Je me lève. Ça ne sert à rien d’insister. Je quitte les lieux le cœur lourd. Il faut retourner au bureau. Dans le taxi, j’envoie un message à Eyram. Je lui demande comment va son mari Gong Yoo, s’il a de nouveaux films à l’affiche. J’ai besoin de réconfort en ce moment. J’ai besoin de rire avec elle, à défaut de pleurer toute seule. 


Nous sommes en saison des pluies. Par conséquent, lorsque le soleil se lève, il prend une sérieuse revanche et fait disparaitre la moindre trace d’eau sur toute surface. Ses rayons blessent les yeux et brule la peau. Il fait une chaleur moite dans le taxi. J’y suis serrée avec un monsieur qui semble transpirer par tous les pores de sa peau. Pourvu qu’il ne me colle pas son odeur rance de sueur séchée. Lorsque nous arrivons aux affaires étrangères, de jeunes hommes postés près de la route nous proposent d’acheter des bonbons ou des boissons rafraichissantes. Ils traversent les rues sans crier gare, slaloment entre les voitures au gré du clignotement des feux tricolores. J’ai toujours été subjuguée par la volonté de s’en sortir de ceux qui ne se cachent ni derrière un bureau, ni derrière des diplômes pour nourrir leur famille. Je fais signe à l’un, qui me fait un grand sourire en me présentant son plateau de friandises. Le feu change de couleur et le taxi commence à avancer. Il doit courir pour me rendre la monnaie du billet de 500 francs que je lui ai tendu. 


Arrivée au bureau, je sens que l’atmosphère est tendue. La patronne est revenue et mes collègues lui ont dit que j’étais sortie acheter à manger. Comme je m’absente rarement, je suppose que ça devrait faire l’affaire. Je me lève et commence à classer les courriers arrivés et à les ranger dans les dossiers ouverts à cet effet. Le téléphone fixe sonne. Je sursaute et manque laisser tomber mon agrafeuse. Je décroche. Je suis convoquée dans le bureau de la patronne. 


Une fois devant elle, elle ne me demande pas de m’assoir. Elle ne me demande pas de fermer la porte. Ça veut dire que je vais me prendre un savon qu’elle veut que tout le monde entende. Elle me fixe rouge de colère. 


- Tu as le meilleur salaire de cette boite malgré ton statut de secrétaire.


C’est la première fois qu’elle me renvoie mon statut de secrétaire à la gueule. Mais je m’en fiche. Un de mes dramas préférés étaient : what’s wrong with secretary Kim ? J’ai adoré. Et c’était l’histoire d’une secrétaire particulièrement douée. 


- Tu pensais vraiment pouvoir me faire ce coup là sans que je ne le sache ? Quelle image donnes-tu de moi en allant quémander du travail ailleurs ? Comme si ce n’était pas une chance pour toi d’être ici. Tu sais combien de fois c’est dur de trouver du travail en ce moment à Libreville ? 


Je ne sais pas quoi répondre. 


- Si tu crois que je te traite mal, que tu mérites mieux, tu démissionnes comme une grande. 

- Je ne l’ai jamais pensé. 


Je suis juste à une période de ma vie où j’ai besoin de faire autre chose que d’être la parfaite petite assistante. Vouloir mieux ne veut pas dire qu’on ne sait pas que ce qu’on a c’est déjà beaucoup. 


- Sors de mon bureau, je vais réfléchir.   


A 15 heures, lorsqu’elle s’en va, alors que tous les employés sont encore présents à l’Agence, elle me demande de lui rendre les clefs en ma possession. Je cligne des yeux, abasourdie. Ca fait des années que j’ai ces clefs car c’est moi qui ouvre l’agence, allume les lumières et les climatiseurs quand j’arrive à 7 heures. 


- Demain, je veux sur ma table votre lettre de démission. Carine va prendre ta place. Tu l’as d’ailleurs bien formée. 


La main tremblante, je cherche le trousseau de clef dans mon sac. Un sac que j’ai acheté cher parce que pensais avoir un bon boulot et pouvoir me faire plaisir. La clef de mon studio et celles de l’Agence sont sur le même porte-clefs. J’ai du mal à les défaire. Elle me l’arrache et le fait elle-même. 


- Je ne peux plus te faire confiance. Demain, tu viendras récupérer tes effets en présence d’un huissier.

  

Elle claque la porte et s’en va. Tous les collègues n’en reviennent pas. Ils se rassemblent autour de moi et tentent de me consoler. 


- Elle est juste fâchée sur le coup mais demain ce sera oublié si tu fais une lettre d’excuse.   


J’ai fait toute ma carrière ici. Comment est-ce que ça peut se finir comme ça alors que j’ai toujours été irréprochable ? Les larmes me montent aux yeux mais j’essaie de ne pas faire voir ma peine. Je suis habituellement quelqu’un de jovial, mais là tout de suite j’ai besoin qu’on me fiche la paix. Ma mère appelle. Je décroche quand même. 


- Salut ma chérie. 

- Salut maman. 

- Tu sais que c’est bientôt mon anniversaire…


Je l’avais oublié. 


- Oui. Je le sais maman. 


Pieux mensonge.

 

- Tu seras ici à Port-Gentil ? 

- Non. J’ai trop de travail, je réponds sans réfléchir. 


Ma poitrine se serre. Je prends mon sac, fourre mes sandales et ma tasse de café à l’intérieur et enfile mes talons. Tout ce qui est sur ma table de travail, que je considérais comme ma propriété n’est pas à moi. Je regarde l’agrafeuse, la calculatrice, et même la règle sur lesquelles j’ai apposé mon nom pour que personne ne me les pique. Et aujourd’hui, je dois laisser tout cela. J’éclate d’un rire mêlé de sanglot.  


- Tu sais que j’aime bien faire la fête et tu me laisse toute seule tout le temps. Tu m’envoies quelque chose ou pas ?


Evidemment, elle me pose la question en rigolant. Ma mère ne m’exige jamais rien. C’est une femme qui a énormément souffert dans sa vie. Alors même qu’émotionnellement, je ne suis pas proche d’elle, je ressens toujours de la culpabilité à ne rien faire pour elle alors qu’elle est prête à tout pour moi.  


- Je t’enverrai de l’argent maman. Tu pourras faire une belle fête. 

- C’est gentil ma chérie. 

- J’ai fait quelques magasins pour toi. Je t’ai trouvé de belles robes qui mettront ton corps en valeur. 

- Merci. Je dois raccrocher maman. 

- OK. OK. Je sais que tu es très occupée.


Ma collègue, celle qui doit me remplacer, pose une main sur mon épaule. 


- Reviens demain avec une lettre d’excuse et je suis sure que tout rentrera dans l’ordre. 


Je fais un sourire à tout le monde et quitte les lieux. 


*

**


Je marche en tenant fermement mon sac à l’abri sous mon aisselle. Dans la zone, plusieurs femmes se sont fait dépouiller récemment. J’ai d’ailleurs moi-même déjà subie ici un vol à l’arraché. J‘avais mon téléphone en main et je regardais les épisodes du tout premier drama où j’ai découvert le beau visage de Park Bo Gum. J’étais tellement scandalisée de me faire voler sans que personne ne réagisse que mon premier réflexe a été de poursuivre le voleur. C’est un passant qui m’a arrêtée et m’a prévenue que si je le suivais dans l’allée sombre qu’il avait empruntée, je risquais de me faire violer ou tuer. Un téléphone n’en vaut pas la peine a-t-il ajouté. J’ai ravalé ma rancœur et pesté contre le ciel. Comme tout le monde. 


Je marche avec précaution. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas ressenti le besoin d’enlever mes talons hauts pour mettre mes sandales. Peut-être parce que ces chaussures me permettent de m’accrocher encore un peu à l’estime que j’ai de moi-même. J’ai mal au pied et je suis surement en train d’abimer la gomme des semelles. Mais je m’en fiche. Je marche et essaie de ne pas penser à demain. 


Est-ce que j’ai eu tort de vouloir plus alors que j’avais déjà tout ? Heureusement pour moi que je n’ai jamais vraiment été dépensière donc j’ai le temps de voir venir grâce à mes économies. D’ailleurs, les chaussures Guess que j’ai aux pieds, je les ai achetées en friperie. Il suffit de les porter dans un bureau climatisé pour donner l’impression qu’elles ont été achetées en magasin. 


Je sors mon téléphone de mon sac dès que je monte dans le clando qui me déposera dans la rue qui mène à mon studio. J’envoie un message à ma patronne. 


- Je suis vraiment désolée pour ce qui s’est passé ce matin. Tenez-vous vraiment à ce que je dépose une lettre de démission demain ? Ne pouvons-nous pas en discuter demain Madame Debusson ?


Trois minutes plus tard. Je n’ai toujours pas de réponse de sa part. Je passe une main nerveuse dans mes longues tresses histoire de me déstresser. Je descends à l’entrée de ma rue et donne 100 francs au chauffeur. Il démarre en trombe. J’ai maintenant mal aux pieds. Marcher sur cette route pleine de petits cailloux ne sera pas une sinécure. 

Elle va me répondre, j’en suis sure. Je m’inquiète pour rien. J’ai toujours été une bonne employée. J’ai sacrifié tout ce qui pouvait l’être pour être une bonne employée. Elle ne peut pas me virer pour ce qui s’est passé ce matin. A moins qu’elle ne veuille faire de moi un exemple pour que toute l’équipe se rende compte que personne n’est à l’abri de sa colère. 


Je m’arrête de marcher pour saluer la vendeuse de beignet de farine. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Mignonne. Elle paie ses études grâce à ce commerce. Elle a toujours été adorable avec moi pour je ne sais quelle raison. Peut-être parce que tout le monde dans le quartier sait que je vis seule et ne fréquente personne. Ils doivent être tous intrigués. J’achète quelques beignets saupoudrés de sucre pour trainer un peu dehors. J‘ai peur de rentrer chez moi sans la réponse de ma patronne. Comme si, si elle ne me répond pas maintenant, elle ne me répondra plus jamais.  Cette femme vit en permanence avec son téléphone. Elle a surement déjà lu mon message. Pourquoi ne répond-elle pas ? 


Plutôt que de rentrer directement chez moi, je m’arrête à un bar dans lequel je n’avais jamais mis les pieds auparavant. J’envoie un message à Eyram mais elle ne répond toujours pas. J’ai le cœur serré avec l’intuition que quelque cloche en ce moment dans ma vie. Que faire si ce n’est arrêter de regarder mon téléphone. Je commande une bière. J’ai vu tellement d’héroïne en boire dans les dramas et comprendre tout d’un coup le sens de leur vie une fois bien saoule. Sauf que dans ce genre d’épisode, elles ont souvent face à elle un beau mec qui les écoute attentivement. A ma droite, il y a un homme d’âge plus que mur qui doit en être à sa cinquième bouteille. Il somnole un peu. Je détourne la tête tandis que la gérante me pose une Régab sur la table. Dans les dramas, la bouteille est souvent mignonne et le lieu bien éclairé et pas bruyant. Mais là, avec l’atmosphère glauque de bar de quartier, je ne suis pas à l’aise. Je paie et m’en vais sans toucher à mon verre. Puis je reviens sur mes pas et embarque la bouteille sans que la gérante ne me voie faire. 


*

**


- Andrée ? 


J’ai mal à la tête et ma bouche est pâteuse. J’ai mal au cou dès que j’essaie de bouger la tête. Mais qu’est-ce qui se passe ? J’ouvre les yeux et découvre Solange debout devant moi. Pourquoi je suis par terre ? 


- Tu as dormi là ? 


Ce n’est pas croyable ! Je ne suis vraiment pas faite pour boire de l’alcool. Je me suis endormie devant la porte d’entrée. Heureusement que mon chez moi se trouve dans l’enceinte d’une mini cité sinon on m’aurait surement dérobé mon sac. Mon studio n’est pas grand mais j’ai horreur de faire le ménage alors je la paie pour le faire. Elle vient toujours très tôt trois fois par semaine. Elle ne se plaint jamais du désordre que je laisse trainer partout et me traite avec bienveillance. Elle fait peur à tout le monde dans le quartier parce qu’elle parle toute seule quand ses problèmes la dépassent. Mais moi je l’aime bien. C’est une battante. Je me lève mais je tangue légèrement sur mes pieds alors je me laisse glisser au sol. Mon téléphone vibre. Un sourire se dessine sur mes lèvres. Je savais bien qu’elle n’allait pas m’abandonner ainsi. 


Je décroche. 


- Allo ? 

- Bonjour. Ici la police de Séoul à l’appareil. Je vous passe Maitre Hyun. Gardez l’écoute. 


Je commence à rire bêtement. C’est quoi ce délire et cet accent à couper au couteau ? 


- Vous êtes bien Mademoiselle Di…boti An…drée ? 

- Qui est à l’appareil ? 

- Je suis Maitre Hyun. Je représente la société Park. Mademoiselle KABOKEME Eyram est impliquée dans une enquête et …

- Pardon ? Attendez. Vous êtes qui déjà ? 


Moi qui n’arrivais pas à me lever tout à l’heure, je suis maintenant sur mes deux pieds. Toute… trace d’alcool s’est évanouie dans mes veines. 


- Je suis Maitre Hyun. Je vous appelle de Séoul depuis la Corée du Sud. Où êtes-vous exactement ? Il faut que vous veniez témoigner en sa faveur. 

- Quoi ? Pourquoi ? Elle n’est pas en Corée, elle vit aux Etats-Unis. 

- Elle est en Corée actuellement. Elle a présenté un manuscrit pour votre compte à un concours national et le manuscrit a été retenu pour la production d’un drama. Des fonds énormes ont été débloqués pour le projet et maintenant la société Park qui a débloqué les fonds et acheté les droits, est sous le joug d’une menace de procès pour plagiat…


Je raccroche. 

J’ai paniqué et raccroché bêtement. 

Solange me regarde comme si j’étais tout d’un coup devenue folle aussi. 


- On rentre ou pas ? 


Je ne sais pas. J’ai l’esprit un peu embrouillé en ce moment. Est-ce possible que quelqu’un qui connait mon gout pour les dramas me fasse une blague. Mais il n’y a qu’Eyram… Eyram. Il a cité son nom. Pourquoi j’ai raccroché ? Il a parlé d’enquête… j’essaie de me souvenir clairement de ce qu’il a dit. Le téléphone sonne de nouveau. Je décroche. Ma main tremble un peu. Les trois coqs de mon voisin de gauche descendent de l’arbre de la cours centrale et se mettent à chanter en trio. Le jour se lève à peine et ce n’est que maintenant que je me rends compte que j’ai les doigts glacés. J’ai du mal à garder le téléphone en main. 


- Où êtes-vous ? Comprenez-vous au moins dans quoi votre amie est impliquée ?  

- Non ! Je suis à Libreville… je ne comprends rien de ce que vous dites. Passez-moi Eyram.

- Elle est en garde à vue. 

- Quoi ? Je veux lui parler. 

- Bon. Nous allons organiser tout cela. Je voulais juste la confirmation de votre pays… Libreville où est-ce ? 

- Au Gabon. 

- Le Gabon ? 

- En Afrique centrale. 

- Vous êtes en Afrique ? 

- Oui pourquoi ? 

- Vous avez plagié un drama depuis l’Afrique ? 

- Je n’ai jamais plagié quoi que ce soit !  Si elle dit que c’est de moi alors c’est de moi.

- C’est vous qui plagiez et c’est elle qu’on attrape. 


Pourquoi il parle plagiat ? Je n’y comprends rien. Et qu’est-ce qu’Eyram fait en Corée. Son père lui avait interdit de quitter les Etats-Unis où elle achève des études en génie mécanique.

 

- Bon, nous allons organiser une rencontre.


Il raccroche. Eyram si c’est une blague que tu me fais, je vais te découper en morceaux et bruler toutes les photos de ta star préférée et mélanger des morceaux de ton corps à ces cendres avant de tout jeter à la mer. Ce n’est pas possible de penser à faire une blague aussi ... 


Lassée d’attendre, Solange s’empare des clefs dans mon sac à main et ouvre la porte centrale. 


- Comment peux-tu te mettre dans un état pareil à cause de tes fichus textes. Tu as encore perdu la clef USB c’est ça ? 


Si seulement ça pouvait être ça. La dernière fois qu’elle m’a vue aussi désemparée c’est lorsque j’ai perdu ma clef USB contenant un des plus beaux chapitres que j’avais écrit. J’avais envie de mourir parce que je me savais dans l’incapacité de trouver une nouvelle fois les mots justes pour décrire les sentiments contradictoires du héros. Je l’ai harcelé au téléphone pendant quatre heures pour qu’elle retrouve la clef pendant que j’étais au bureau. Les clients me parlaient et je les écoutais à moitié. J’ai fait tout de travers ce matin-là. Tout le monde a cru que je venais de perdre un membre de ma famille. Et n’y tenant plus, j’ai prétexté au bureau une urgence et je suis partie. Le temps d’arriver sur place, elle avait retrouvé ma clef sous mes draps alors que je pensais l’avoir laissée au salon. J’ai bien failli pleurer de joie. 


- Où tu cherches encore la chanson parfaite ? Un jour il faudra que tu m’expliques ce que ça t’apporte. Ça ne paie même pas le loyer, marmonne-t-elle en enfilant des gants en caoutchouc rose. 


Il est des périodes où je n’écris que lorsqu’une chanson déclenche en moi des émotions fortes. Et ces émotions, je les utilise pour me rapprocher des personnages, mieux les comprendre. Et ces chansons, je les insère dans mes textes pour que l’aventure soit complète pour mes lectrices. 


- Tu ne vas pas me répondre hein !

 

Je m’installe sur mon canapé. Tandis qu’elle se prépare à faire la vaisselle. Mon torticolis me fait un mal de chien. 

J’ai mangé dans des assiettes jetables ces derniers temps, elle n’a que des verres et une marmite à laver. 


- Pourquoi tu ne manges que des nouilles instantanées ? tu sais les cochonneries qu’il y a dedans ? 

- Je vis seule pourquoi est-ce que je devrais me faire à manger ? 

- Parce que tu dois apprendre à prendre soin de toi quand tu es seule et pas seulement quand tu travailles dans ton bureau. 

- I moi je répondais à mon employeur comme tu me réponds souvent…

- Ah quitte moi là. Je suis ta grande sœur. Espèce de paresseuse. 

- C’est ma paresse qui te paie, je bougonne. 

- Yeu… tu boudes qui ?  


Je décide de ne plus l’écouter et vérifie le numéro qui m’a appelée en cherchant sur Google l’indicatif de la Corée. C’est bien ça : +82. Donc, ce n’est pas l’alcool, on m’a bien appelé depuis la Corée du Sud. Le téléphone sonne de nouveau. 05 30 19 00 s’affiche. C’est un numéro de Libreville. Je suis soulagée.


- Mademoiselle Diboti Andrée ? 

- Oui.

- C’est l’Ambassade de Corée. Vous avez rendez-vous en urgence pour un visa. 

- Pardon ? 

- Nous avons reçu une demande prioritaire de la société Park à votre profit. Vous avez un rendez-vous à 9 heures pour votre visa. Ne soyez pas en retard. Nous avons aussi reçu des documents par mail à vous transmettre à propos d’une certaine Eyram…

- Putain ce n’est pas vrai, c’est dingue…

- Pardon ?

- J’arrive madame, j’arrive. 


Il est maintenant 7 heures. Et moi qui ai toujours trouvé la vraie vie monotone, je me demande comment je peux me retrouver dans une catastrophe pareille sans avoir absolument rien fait.


*

**


Les cris de ma mère retentissent encore dans ma tête. 


- Pourquoi tu voulais un autre travail alors que celui la te correspond ?

- J’en sais rien. 

- Tu n’en sais rien ? tu veux ma mort ? C’est maintenant que tu me fais ta crise d’adolescence ? ta patronne a passé l’éponge… donc tu vas retourner au boulot ! Il faut être stupide pour aller à l’étranger rencontrer une personne que tu n’as jamais vue auparavant. Et tu n’es pas quelqu’un de stupide, alors je compte sur toi. 


Je me rappelle d’un jour où je me suis mise dans la merde comme jamais. Habituée a toujours m’en sortir par moi-même, je n’ai rien dit ni à mon père, ni  ma mère. En trois jours, j’avais perdu 5 kilos. Ce jour-là, Eyram et moi nous sommes parlés par vidéo pour la première fois. On est restés peut-être cinq heures en ligne. C’était comme de retrouver une sœur perdue de vue. Les échanges étaient naturels et fluides. On a beaucoup rigolé et elle m’a conseillé des dramas à suivre. Evidemment, je ne pouvais pas les regarder parce qu’ils n’étaient pas diffusés à Libreville. Seule la chaine Téléafrica, les passait le week-end. Mais je notais le nom des acteurs et je passais tout mon temps libre à lire les commentaires des autres sur des épisodes que je mourrai de voir. 


Et le lendemain, elle m’a fait un western union pour me tirer d’affaires alors que je ne lui avais demandé aucune aide. J’avais eu du mal à refouler mes émotions et j’ai pleuré de soulagement face à son geste. Je n’arrivais pas à croire que parce que nous aimions le même univers, partagions une même passion pour les dramas, elle estimait devoir me venir en aide. 


Quand j’y repense, on ne se connaissait pas si bien que ça à cette époque. Elle m’a aidé alors que j’aurai pu être en train de lui mentir. Et quand je lui ai demandé pourquoi elle l’avait fait elle m’a répondu quelque chose de très simple. 


- Quand t’as l’impression d’être une banane parmi des mangues, ne laisse pas les autres te dire que tu es bizarre, ne laisse pas leurs critiques te ronger. Evidemment qu’une mangue ne peut pas comprendre une banane. Dis-toi simplement que tu n’es pas dans le bon panier de fruit c’est tout. 

- Mais d’où tu sors ça ? 

- C’est ce que dis mon tatouage. Hé copine, nous sommes deux bananes parmi des mangues ! On doit se serrer les coudes. Les bananes n’ont pas de coude mais je suis sure que tu as compris le message. 


On a éclaté de rire comme des folles. 


Je regarde mon billet Air France. Ce n’est pas très épais pour un truc qui a couté exactement 1 237 900 francs CFA. 


Je n’ai jamais vraiment fait de conneries dans ma vie. 

J’ai toujours été une élève bavarde mais sage. Je pouvais être un peu clown parfois mais je ne dépassais jamais les bornes. 

Mes parents n’ont jamais eu à s’inquiéter de mes fréquentations puisque je tombais systématiquement amoureuse d’acteurs qui vivaient à des milliers de kilomètres de moi.  


J’ai 32 ans. Et j’ai les mêmes sensations qu’une ado qui se prépare à faire une fugue. Je suis en panique mais en même temps je n’ai pas envie de faire marche arrière. 

Pourtant, je le sais que je suis en train de faire une belle CONNERIE. Mais après avoir lu les documents envoyés, je ne pouvais pas restée assise sans rien faire. 


L’histoire qu’elle a envoyée est bien de moi. Alors je veux voir la gueule de celui qui a osé dire que … je n’avais pas assez de talent pour l’écrire.

La belle et la bête