Chapitre 7 : Un foyer vivant

Ecrit par Kaylee

CHAPITRE 07



*** SAÏD 



Il y a des jours où même le luxe devient une prison.


Ce matin, j’ouvre les yeux dans mon lit king-size, dans cette villa que tout le monde envie, et je me sens coincé. Aaliyah est déjà levée, silencieuse, comme toujours. Elle se déplace comme un fantôme dans la maison, présente sans jamais être là.


Je ne la supporte plus.


Pas à cause d’elle, non. À cause de ce qu’elle me renvoie. De ce que je ne veux plus voir. L’échec d’un mariage imposé. Le poids des traditions. Le regard d’un père qui croit bien faire.


Alors je prends une décision simple.


Je prends mon passeport, je jette deux chemises dans un sac, et je réserve le premier vol pour Abidjan. Là-bas, Falonne m’attend. Elle, au moins, m’offrira un peu d’air. Et ma petite Samia me manque. Elle n’a que deux ans, mais elle a déjà ce truc qui m’apaise. Mes filles… ce sont elles qui m’ancrent. Elles me rappellent que je ne suis pas qu’un héritier, un homme d’affaires, un produit des ambitions de mes parents.


Le vol est court. Mon chauffeur me récupère à l’aéroport. Une voiture m’attend, banale, sans plaque personnalisée ni chauffeur en uniforme. Je ne veux pas attirer l’attention.


Il est un peu plus de 11h quand j’arrive devant la maison. Une villa simple, discrète, dans un quartier tranquille. Ici, personne ne me connaît sous mon nom complet. Je suis juste “Monsieur Saïd”, le mari de Falonne, un homme souvent en voyage.


Je frappe. Une petite silhouette accourt à la porte.


— Papa !


Samia me saute dans les bras. Je la soulève, son rire me transperce. Elle sent le lait, le savon et la vie douce. Elle me touche le visage avec ses petites mains potelées, comme pour vérifier que je suis bien là.


— Tu m’as manqué, ma princesse.


Dans le salon, Falonne sort précipitamment de la cuisine, les mains encore mouillées, un torchon sur l’épaule. Elle s’arrête net en me voyant.


— Toi ! Mais… tu aurais pu prévenir au moins !


Son visage s’éclaire, large sourire, yeux brillants. Elle vient vers moi, passe ses bras autour de mon cou, s’appuie contre moi comme si on ne s’était quittés que la veille.


— Tu n’imagines pas comme je suis contente.


— Je voulais vous faire une surprise.


— Eh bien elle est réussie. Tu restes combien de jours ?


— Je ne sais pas encore. On verra.


— Parfait, alors ! J’allais préparer du poisson braisé. Tu vas manger ici, hein ?


Je hoche la tête. Elle dépose un baiser rapide sur ma joue et retourne en cuisine comme si de rien n’était, en chantonnant.


Je m’installe dans le salon. Samia grimpe sur mes genoux avec un livre d’images, et je tourne les pages avec elle, lentement. Dans la cuisine, Falonne rit toute seule, parle à haute voix, ajoute des épices à son plat, comme si ma présence avait rallumé quelque chose dans la maison.


Le salon sent la mangue mûre et la lessive. Samia s’applique à me montrer toutes les pages de son petit livre cartonné. Un éléphant, un avion, une banane, “Papa, ça c’est quoi ?” Elle pointe du doigt sans attendre la réponse, enchaîne, rit, babille. Je ne comprends pas tout, mais je hoche la tête, je souris, je la serre contre moi.


Ça, c’est la paix.


Falonne revient avec une bassine d’eau tiède pour laver Samia avant le déjeuner. Elle me jette un coup d’œil complice en la déshabillant :


— Tu tombes bien, elle refusait de prendre son bain ce matin. Là, comme par magie, elle est calme.


— C’est parce que je suis son super-héros, tu ne savais pas ?


Falonne rit. Ce rire-là, je l’ai toujours aimé. Pas bruyant, pas forcé, pas contrôlé. Juste sincère. Elle est belle, Falonne. Même en t-shirt large et pagne noué à la va-vite, les cheveux attachés à la hâte, elle dégage quelque chose de doux et solide à la fois. Une vraie femme, pas une figurine en vitrine.


— Tu veux manger dans le salon ou sur la terrasse ? me demande-t-elle en essuyant Samia.


— La terrasse, s’il te plaît. J’ai besoin d’air.


— Très bien. Je vais dresser la table. Tu peux prendre Samia, elle est toute propre maintenant.


Je prends ma fille, encore toute humide et chaude contre moi, enroulée dans sa petite serviette. Elle me regarde fixement, les paupières déjà lourdes. Elle ne va pas tarder à s’endormir.


Sur la terrasse, Falonne installe une nappe, pose des assiettes, des bouteilles d’eau, et un grand plat fumant recouvert d’un torchon. Du riz parfumé, du poisson bien grillé, des légumes sautés. Elle fait tout maison, toujours. Pas pour impressionner. Juste parce qu’elle aime bien faire les choses.


— Tu veux du vin ? demande-t-elle.


— Oui. Un peu.


Elle m’apporte un verre, et on s’assied, face à la rue calme. On mange sans se presser, en silence parfois, entre deux sourires, entre deux éclats de voix de Samia qui babille dans son coin avant de finir par s’endormir sur mes genoux.


— Ça me fait du bien de te voir, dit-elle doucement.


Je ne réponds pas tout de suite. Je bois une gorgée, je regarde le ciel, et je dis :


— Moi aussi.

*

*


Samia s’est réveillée juste après le déjeuner, encore un peu groggy, les cheveux en bataille, le regard un peu flou. Elle s’est assise à côté de moi, a calé sa petite main sur ma joue comme pour vérifier que j’étais toujours là, puis elle a commencé à parler. Enfin, parler… son langage à elle. Un mélange de mots, de sons, d’expressions inventées, mais plein d’intentions.


— Papa, le zoupap il a tombé là… pfiouuuu, boum ! T’as vu ?


Je hoche la tête avec sérieux.


— Oui, oui, j’ai vu. C’était un sacré zoupap. Il est tombé très vite, non ?


— Oui ! Pis après y avait un chat, un gros chat comme ça ! — Elle écarte les bras. — Il a dit “mia-mia-miaaaaou” et puis après y a tombé encore.


— Attends, tu veux dire que le chat a aussi fait tomber le zoupap ? Ou c’est lui qui est tombé après ?


— Non… c’est le zoupap d’abord. Le chat il a sauté… comme ça. Pouf !


Elle saute sur place pour illustrer. Je fais mine d’être choqué.


— Et personne n’a essayé de l’arrêter ?


— Bah non… Y’avait le monsieur du dessin aussi. Il a crié : “Samiaaa, range les jouets !” Mais c’est pas moi, hein. C’est pas mes jouets.


Je souris. Elle continue sans respirer.


— Et après, maman elle a mis le jus dans le grand verre, mais moi je voulais le petit verre avec les étoiles, pas le grand ! Le grand il est pas bon. Il est trop froid dans les mains.


— Ah, c’est vrai ça. Le grand verre, il est méchant.


Elle éclate de rire.


— Ouiii ! Il pique !


Elle grimpe sur mes genoux, cale sa tête contre mon torse et lève les yeux vers moi avec le sérieux d’une ministre :


— Papa… toi, tu restes aujourd’hui ? Tu dors ici ?


Je caresse sa tête, je l’embrasse sur le front.


— Oui, je dors ici. Je suis là, ma chérie.


Elle pose sa main sur mon bras, comme pour m’enfermer là.


— Ok… mais faut pas partir demain. Faut rester tous les jours. Tous les doudous ils veulent que tu restes.


Je réponds en chuchotant, comme si on partageait un secret très grave.


— Je vais parler avec les doudous. On va négocier un peu. Peut-être que je peux rester longtemps, qui sait…


Elle approuve avec une petite moue sérieuse, puis part dans un autre délire :


— Papa ? Si on met une étoile dans l’eau, est-ce que ça fait de la soupe magique ?


Je souris. Je pourrais l’écouter toute la journée.


— Hmm… Seulement si on rajoute un morceau de lune et un bisou de Samia. Sinon, ça fait juste de l’eau étoilée.


Elle éclate de rire, sa tête renversée en arrière, les pieds qui tapent dans le vide.


C’est à ce moment-là que Falonne entre dans le salon, un torchon à la main, encore souriante d’avoir surpris la scène. Elle s’appuie contre l’encadrement de la porte, les yeux posés sur nous, tendres, un peu moqueurs aussi.


— Alors c’est ça, vos discussions secrètes ? Des recettes de soupe cosmique ?


Je tourne la tête vers elle, faussement pris en faute.


— On a notre petite alchimie, nous. Des potions, des missions, des grands débats…


— Très sérieux, hein ! ajoute Samia, en hochant la tête d’un air grave.


Falonne s’avance, vient déposer un baiser sur la joue de sa fille, puis un autre, plus lent, sur mes lèvres. Rien de brûlant, rien de pressé. Juste cette tendresse tranquille, cette joie simple de me voir là, sans préavis.


— Tu t’installes bien, on dirait.


— J’ai été kidnappé par une petite fille de deux ans et demi qui parle aux étoiles. Je ne pouvais pas lutter.


— Elle a ce pouvoir-là, oui.


Samia s’est déjà relevée et s’est dirigée vers ses jouets, en chantonnant dans son langage inventé. Falonne se laisse tomber sur le canapé à côté de moi. Elle ne pose pas de questions. Elle ne demande pas pourquoi je suis venu comme ça, sans prévenir. Elle est juste là, présente. Et c’est peut-être ça qui me touche le plus.


— Je suis contente que tu sois là, dit-elle simplement.


Je la regarde. Elle ne joue pas à deviner ce que je ressens. Elle accueille, sans condition. Et ça, ça me repose plus que tout le reste.


— Moi aussi, je suis content d’être là.


Elle attrape ma main, l’enlace dans la sienne, pendant que Samia nous tourne le dos, occupée à faire parler ses peluches.


La porte d’entrée claque doucement. Des voix résonnent dans le couloir. Samia lève la tête d’un coup, reconnaît immédiatement les pas, et se précipite vers l’entrée en hurlant :


— LE BOSSSSSSSS !!!


Falonne esquisse un sourire.


— Les voilà.


Quelques secondes plus tard, les deux frères de Falonne apparaissent dans le salon, sacs en bandoulière, casquettes vissées sur la tête. Le plus jeune, Marlon, à peine seize ans, a déjà la dégaine d’un mec sûr de lui. Le second, Yann, vingt-deux ans, plus réservé, mais avec ce calme qui impose le respect. Tous deux ont grandi trop vite, sans père, avec une mère absente, et Falonne a pris le relais. Depuis toujours.


— Ah le boss est là ! s’exclame Marlon en me voyant, un large sourire sur le visage.


— Toujours au bon moment, hein, Saïd, enchaîne Yann, en me serrant la main avec chaleur.


— J’ai bien choisi mon week-end, j’avoue.


Ils s’installent sans cérémonie, comme chez eux — normal, c’est chez eux aussi. Samia grimpe sur les genoux de Yann en riant, pendant que Marlon s’approche du buffet à la recherche de quelque chose à grignoter.


— Vous avez fait quoi aujourd’hui ? je demande en les regardant, curieux.


— Répète de danse cet aprèm, et avant ça, on a aidé un pote à monter son stand au marché. Il veut lancer une marque de jus bio. Tu vois le genre…


— Ah, les gars sont dans le business maintenant ? Ça me plaît.


— T’es notre modèle, vieux. Faut bien suivre les traces du chef de la famille, répond Marlon avec un clin d’œil à sa sœur.


Falonne secoue la tête, faussement exaspérée.


— Ils vont me rendre folle, ces deux-là.


— On est tes bébés, avoue, murmure Yann en tirant doucement sur sa tresse.


Elle ne répond pas, mais son sourire parle pour elle. C’est bruyant, un peu chaotique, mais vivant. Et moi, je me sens bien là, au milieu d’eux. Pas en homme d’affaires, pas en stratège. Juste en mari. En beau-frère. En père.


Un rôle que je joue rarement pleinement… mais que je goûte à chaque fois comme un luxe discret. Un luxe qui ne ressemble à rien de ce que je possède ailleurs.

MONSIEUR BORDEL !