
Histoire 1 : Le Prix du Non-Dit
Ecrit par Une vie pleine de péripéties
Les vacances chez tantie Françoise étaient censées être joyeuses. Ophélie, 12 ans, y allait chaque année depuis aussi loin qu'elle s'en souvienne. Elle y retrouvait ses cousins, les grandes tablées du dimanche, les jeux de l'aube jusqu’au coucher du soleil. Mais cette année là, quelque chose s’était brisé...
Un jour, Ophélie rentra plus tôt d’une promenade. Elle ne parlait plus beaucoup. Elle évitait Jérôme, son grand cousin de 18 ans, qu’elle admirait avant. Ses sourires s’étaient fanés, remplacés par un silence étrange que personne ne voulait interroger.
Nadine observait sa fille depuis des jours. Quelque chose clochait. Ophélie n'était plus la même depuis qu’elle était rentrée de chez Françoise. Plus de rires, plus de jeux, des nuits agitées et des sursauts au moindre bruit.
Un soir, elle décida de l’obliger à parler.
— "Ophélie, regarde-moi."
— "... Oui, Maman."
— " Dis-moi ce qui s’est passé là-bas... Est-ce que quelqu’un t’a fait du mal ?"
Ophélie ouvrit la bouche. Rien ne sortit. Seulement des larmes. D’abord lentes, discrètes… puis soudain, incontrôlables. Son corps tremblait.
Nadine sentit son cœur se fendre. Elle s’approcha lentement, comme si le moindre geste brusque pouvait faire éclater sa fille en morceaux. Elle s’agenouilla, posa ses mains sur ses genoux.
— "Parle moi, dis-moi la vérité maman* (nom affectueux par lequel certains parents ivoiriens appelle leurs enfants). Si tu te tais, je ne pourrai pas te protéger."
— "Maman, je veux plus aller chez tantie.", dit Ophélie d'une petite voix tremblante
Elle fondit en larmes, secouée par les sanglots. Nadine la prit dans ses bras, le souffle coupé, le cœur en feu.
Ophélie ferma les yeux. Elle inspira fort, comme pour puiser du courage dans les entrailles. Puis elle parla. D’une voix si faible que Nadine dut tendre l’oreille.
— "C’est… c’est Jérôme, Maman."
— "Jérôme ?" Nadine fronça les sourcils.
— "Il m’a… touchée. Plusieurs fois. Quand il savait qu’il n’y avait personne. Il fermait la porte.. Il disait que c’était normal. Qu’il allait m’apprendre des choses. Des choses des grands.. J'ai dis non que je ne voulais pas, mais je n'ai pas pu fuir, Il m’a dit que si je parlais, on dira que je suis une menteuse et qu'il dirait que je connaissais déjà les choses… Que personne ne me croirait."
Un silence glacial s’abattit dans la pièce.
Nadine resta figée. Son souffle se coupa. Elle sentit un vertige monter, une douleur dans la poitrine, une chaleur brûlante grimper jusqu’à sa gorge.
Elle murmura :
— "Il t’a fait ça ?
Ophélie hocha la tête, les yeux baissés, honteuse.
— "J’ai eu peur, Maman, je voulais que tu viennes me chercher, je n'aurais pas dû aller la bas'''
Nadine la serra contre elle, fort. Très fort. Comme si elle voulait recoller les morceaux.
— "Ce n’est pas ta faute. Tu m’entends ? Ce n’est pas ta faute. C’est un monstre. Et il va payer. Je te le promets."
Dans les bras de sa mère, Ophélie pleurait toujours, mais pour la première fois, elle sentait que quelqu’un portait la douleur avec elle.
Nadine se leva d’un bond, furieuse, les poings serrés.
— "Ce démon ! Et ils osent me parler de famille ?!"
Elle fit les cent pas, cherchant à contenir une rage qui menaçait d’exploser. Puis, elle prit une décision. Elle irait parler à la famille. Elle exigerait justice.
Mais ce qu’elle ne savait pas encore, c’est que le silence de la famille allait être plus violent que le crime lui-même.
Quand elle en parla à la famille, une barrière invisible se dressa.
— "Ce sont des histoires de famille. On lave notre linge sale entre nous. En plus ce sont des jeux entre enfants"
Nadine était sidérer par ce qu'elle entendait.
— "Ce n’est qu’un malentendu, il faut tourner la page." ajouta un oncle
Rien. Pas de plainte. Pas de justice. Seulement le silence. Et les regards détournés.
— "Mais ce n''est pas juste une histoire ‘entre nous’ ! Ophélie a été blessée. Il faut agir." Répliqua t-elle
— "Tu veux qu’on salisse le nom de Françoise, ma sœur ? De ton propre mari ? De la famille? Que diront- les gens?"
Nadine sentit son souffle se bloquer. Françoise, la sœur de son époux Constant, était la mère de Jérôme. Constant son époux, le père d’Ophélie, était pris dans ce maelström, incapable de choisir, figé entre fidélité et honte.
— "Ce sont des choses qui arrivent, entre les enfants" ajouta la belle-sœur Clarisse, d’un air pincé. "Tu devrais tourner la page, pour la paix de la famille."
Le père d’Ophélie Constant vers qui tous les regards s'étaient tournés, murmurant, finit par dire :
— "Nadine… C’est compliqué. Jérôme est mon fils aussi. Je… je ne veux pas que cette histoire divise la famille."
Nadine regarda cet homme qu’elle avait aimé, puis cette famille qui préférait le silence à la vérité. Sa douleur se mêlait à la colère.
— "Comment tu peux parler de paix quand ma fille, NOTRE fille souffre en silence , elle a été abusée, violée!"
Personne ne répondit.
Cette nuit-là, Nadine comprit que la justice ne viendrait pas de leur part. Que le poids du silence était plus fort que tout. Meurtrie, elle quitta le foyer conjugal avec ses deux enfants Ophélie et Eric. Elle n’avait plus confiance en cette famille.
Les années passèrent. Ophélie grandit, forte en apparence, mais toujours marquée par le non-dit. Pourtant, les murmures ne cessèrent jamais. On racontait, en chuchotant, que Jérôme avait "ce genre de mains baladeuses, et qu'il s'adonnait a des pratiques peu recommandables avec des filles plus jeunes", même dans le voisinage.
Puis, un jour, à 22 ans, Ophélie revint en pleurs. Jérôme était réapparut. D’abord par des regards. Puis des messages étranges. Puis plus clairement : du harcèlement, insidieux, pervers. Comme si l’impunité de sa jeunesse lui avait donné tous les droits.
— "Maman, il m’envoie des messages, je ne sais pas comment il a eu mon numéro. Il me suit parfois. Je croyais que c’était fini… Mais il recommence, il me dit qu'il m'aime, qu'il ne m'a jamais oublié. Je ne veux plus fuir. J'ai peur de sortir, peur de dormir.. je n'en peux plus"
Nadine prit sa main.
— "Alors on va l’arrêter. Pas avec la violence. Avec l’intelligence. Cette fois-ci il paiera. "
Elles mirent un plan en place.
Nadine la regarda. Dans ses yeux, plus de peur. Juste une décision froide, ferme.
— "Tu sais, il y a des gens comme lui… ils ne comprennent pas les mots. Ni les lois. Seulement les conséquences."
Elles mirent du temps. Elles surveillèrent, étudièrent ses habitudes et préparèrent un plan. Nadine contacta discrètement quelques voisines de Françoise , des femmes dont les filles avaient elles-mêmes été victimes de violences de Jérôme, et qui comprenaient trop bien ce que traversaient Nadine et Ophélie. Ces femmes, solidaires, acceptèrent de les aider.
Ensemble, elles mirent au point un guet-apens : un endroit isolé, un rendez-vous fictif pour Jérôme, organisé par Ophélie, qui voulait lui faire face une dernière fois. Le jour venu, Jérôme se présenta, sûr de lui. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il était tombé dans un piège. Ophélie se tenait à l’entrée du vieux hangar, le cœur battant à tout rompre. Lorsqu’elle vit Jérôme arriver, son souffle se coupa. Son regard croisa le sien, et elle sentit un mélange terrible d’angoisse, de peur et… de dégoût.
— Ma petite Ophélie, '''dit-il lorsqu'il la vit de loin'', comme tu m'a manqué, je suppose que moi aussi je t'ai manqué, tu as toujours été ma préférée tu sais, tu es le meilleur coup de toute ma vie, je t'aime tellement si tu savais..."
Elle se souvint immédiatement de chaque parole qu’il lui disait quand il abusait d'elle, des menaces voilées, des promesses malsaines, du poids écrasant de sa trahison, il était comme un grand frère pour elle. Son corps tout entier se tendait, prêt à fuir, mais elle resta là, immobile, elle savait qu'elle n'était plus seule. À peine eut-il fait quelques pas que plusieurs silhouettes surgirent de l’ombre : les voisines solidaires, des femmes qui avaient elles-mêmes souffert en silence pour ce qu'il avait infligé à leurs filles, et qui, avec Nadine et Ophélie, formaient un cercle autour de lui.
Jérôme tenta de fuir, mais il fut rapidement encerclé. Entouré, confronté par des voix qu’il ne pouvait ignorer, il comprit qu’il n’avait plus aucun contrôle. Les femmes, fortes de leur colère et de leur douleur partagée, le maintinrent fermement. Ophélie, d’une voix ferme, lui dit :
— "Tu ne feras plus de mal à personne. Plus jamais."
Jérôme hurla, tenta de se débattre, mais personne ne céda. La peur prit le dessus, et peu à peu, il cessa de lutter.
Ce soir-là, elles l’emmenèrent loin, là où personne ne le chercherait. Le poids de leurs actes, lourds de douleur et de justice, scella ce chapitre douloureux.
La police retrouva le corps de Jérôme deux jours plus tard, suite a un appel anonyme, abandonné en périphérie de la ville d'Abidjan, portant plusieurs blessures contondantes ainsi que le rectum en mauvais état, ce ne qui laissait aucun doute sur la violence de sa fin. Personne ne creusa. Car, au fond, tout le monde savait qui il était un pervers, un pédophile longtemps protégé par les siens.
Épilogue
Un soir, sur la terrasse de leur maison, Ophélie regardait les étoiles une tasse de gingembre chaud en main.
— "Tu regrettes ?" demanda-t-elle à sa mère.
— "Je regrette juste que personne ne l’ait arrêté avant nous."
Silence. Puis un souffle de vent. Léger, comme un poids qui s’envole. Nadine serra la main de gauche de sa fille en la regardant tendrement.
Fin
Quand la justice ferme les yeux, le silence devient une arme dangereuse. Protéger les victimes passe avant l'honneur familial. Ignorer le mal, c’est le laisser grandir.