Le plus irresponsable

Ecrit par Tiya_Mfoukama

Chapitre  I 

 

Le plus irresponsable

 

 

« Cher toi,

Je commence cette lettre par cher toi, car, je ne sais pas comment qualifier l’inconscient, le lâche, l’imposteur que tu es »

 

Mais, non, je ne peux décidément pas commencer cette lettre de cette façon même si ça me brûle les doigts, même si j’estime qu’au fond, ce n’est pas si mal que ça comme entrée en la matière. Puisqu’après tout, je ne fais que dire la vérité. Soupir. Pour la sixième fois, j’attrape rageusement la feuille sous mes yeux et la jette dans la petite poubelle en osier qui se trouve à côté de mon bureau – qui ressemble plus à un pupitre qu’autre chose – et entreprends d’en écrire une autre.

 

 

« Cher… »

 

Cher quoi ?

Premièrement, je ne suis pas sûre qu’il soit de mise de commencer ma lettre par « Cher ». Il n’est pas, n’a jamais été et je doute qu’il me sera un jour « Cher ».

 

« Monsieur, »

 

Monsieur quoi…

 

Putain mais, depuis quand c’est devenu aussi laborieux d’écrire une lettre ?

Pourtant les mots ne manquent pas.

Tous ces mots pour décrire mes maux fusent en désordre dans ma tête, grignotant chaque jour un peu plus de place dans mon cerveau. J’ai tellement de choses à dire, à lui dire, à écrire. Il y a encore trois heures, j’avais le sentiment que ma tête aller finir par exploser si je ne posais pas tout ça sur papier. Mes pensées étaient organisées, chaque mot, phrase, ligne de ma lettre se trouvait à la bonne place, et se succédait comme il se devait. Alors j’ai pris un stylo, une feuille, non des feuilles, et je me suis assise devant mon bureau. Les réécrire, il me suffisait simplement de les réécrire puis de mettre le tout dans une enveloppe et de la poster… mais les mots ont arrêté de danser, les phrases ont commencé à se déformer et ma vue s’est brouillée.

J’ai tellement de choses à lui dire, pourquoi aujourd’hui, les écrire devient si complexe ?

 

« Ça fait dix ans qu’on est là, bébé tu étudies mon comportement »

Mon attention est attirée  par les paroles de la musique jouant en fond sonore, « Diplôme » de Josey.

Je souris en battant le rythme avec mon stylo sur mon bureau, tout en fredonnant l’air.

J’ai toujours trouvé cette chanson stupide, c’est l’hymne aux pleureuses non réfléchies.

 

Dix ans de relation, durant lesquels elle a offert à un homme les mêmes privilèges octroyés à un homme marié, ça ne dérange personne ?  Et elle se plaint dix ans plus tard qu’il « étudie toujours » son comportement, vraiment ?

Par la suite, elle comprend –enfin, il était temps –qu’il faut qu’elle parte et c’est ce qu’elle fait.  

Fin de la chanson, les pleureuses ovationnent son « pseudo » courage pour avoir quitté Bijou.

 

Sauf que, ce que la chanson ne dit pas,  et qui malheureusement arrivera, c’est que le Bijou ira trouver une autre femme qu’il épousera après six mois de relation oubliant les dix années de « privilèges » et l’enfant qu’ils auront eu. Puis dans dix ans, leur enfant chantera « où t’es papa, où t’es », ou s’assoira devant sa table de travail pour tenter d’écrire une lettre à ce  très « cher » Bijou.

Qui de Bijou et de Josey est le plus irresponsable ?

 

« Cher Bijou, »

Zut, le mien s’appelle Patrick.

Je raye le prénom Bijou, puis inscrit celui de Patrick,

 

« Je suis Inaya, ta progéniture, que tu as abandonnée il y a de cela vingt –cinq ans.

Pendant plusieurs années, j’ai attendu un signe de ta part, tel un appel, une lettre, un sms, un in box sur facebook –sait-on jamais, tu peux être connecté – un twitte, bon là j’ai conscience d’abuser mais ne te connaissant pas, je peux me permettre de tout imagi….. » 

 

Driiing

 

Roh, c’est encore qui ça ? Je suis lancée !

Je recule la chaise sur laquelle je suis assise, dans un grincement strident, puis vais vers la porte d’entrée. Un coup d’œil à l’œil de bœuf, je grimace en voyant mon invité.

Je ne voulais pas le voir aujourd’hui, je voulais écrire. Je pourrais faire semblant de ne pas être la mais j’ai fait trop de bruit en me levant, il a forcément entendu.

Soupirante, je tourne à deux reprises la clé, déjà introduite dans la serrure, puis donne un coup de pied dans la porte afin de l’ouvrir. Il faut vraiment que je pense à la graisser pour faciliter son ouverture.

 

-Ntaba*, manioc, safou !

 

Les mains tendues devant son visage, il me présente  deux sachets noirs  dans une main et un papier kraft imbibé d’huile qui fait office de sachet dans l’autre.

Lui claquer la porte au nez est une option que j’envisage fortement jusqu’à ce que mon estomac me rappelle que j’ai faim. Ça fait un petit moment d’ailleurs, mais je n’osais pas me lever. Mon frigo est vide, il me reste cinq mille et je compte les utiliser pour payer mon taxi.

 

 

-Le Ntaba, tu l’as acheté où ?

-Poto-Poto.

 

Je récupère le papier kraft, puis palpe les deux sachets qu’il tient dans sa main droite pour savoir lequel contient le manioc, avant de le prendre.

Je  le  laisse devant la porte sans l’inviter à entrer – je sais qu’il va quand même le faire, il est tellement sans gène qu’il entrerait même si je lui interdisais – et vais prendre place dans le salon, bureau, chambre, et m’assieds en tailleur sur le canapé déballant, le ntaba qui se trouve dans le papier kraft. A l’œil nu, je constate qu’il n’y a pas assez de piment et en fais la remarque à mon « très cher » invité.

 

-Fallait répondre quand je t’ai appelée.

 

Le voilà qui me sort des réponses de merdeux qui nourrissent des répliques sanglantes dans mon esprit.

 

-Vu ton non-habillement, j’en déduis que t’es pas sortie. T’as fait quoi de ta journée ?

-….

 

Debout, les mains dans les poches, il inspecte la pièce de ces petits yeux en amande. Il reflète parfaitement son côté curieux.

-Naya ?

-….

 

Il sait que le ton qu’emprunte sa voix pour me parler m’agace, que je déteste qu’il écourte mon prénom, et que ce sont là, des raisons qui me poussent à me taire.

 

-Inaya ?

-….

 

Malgré le manque d’assaisonnement, le ntaba n’est pas mal. Je pourrais me lever pour rajouter ce qu’il manque  mais je suis paresseuse aujourd’hui. J’ai épuisé tout mon quota de volonté en voulant écrire cette lettre. Une lettre que je ne posterai même pas au final.

 

-Putain Naya pourquoi t’es aussi bornée ? Crie-t-il presque. Je me fais du souci pour toi !

-…

-.. Je suis fatigué de tout ça, toujours te courir après, m’inquiéter constamment pour toi et me prendre autant de murs. C’est épuisant à la longue.

-Tu connais le chemin de la sortie.

 

Il se place en face de moi, les sourcils froncés. Je l’ai irrité.

 

-C’est vraiment ce que tu veux ?

-Même si c’était ce que je voulais, tu le ferais ? Lui demandé-je en le regardant droit dans les yeux.

 

Oui mon air est arrogant et défiant parce que nous savons pertinemment tous les deux qu’il ne fera rien de ce qu’il dit.  Ça fait déjà cinq ans que nous sommes dans cette configuration. Je me fous de ce qu’il dit, il s’inquiète pour moi, et on avance comme ça. Plusieurs fois, il a voulu prendre ses distances, là fait puis est revenu. Sans que personne ne le force.

 

-Un jour je vais vraiment finir par laisser tomber.

-Ce jour est peut-être arrivé. Non ?

-….

 

On se jauge du regard. Le mien est plus défiant que jamais.

Il ne fera rien. J’en suis convaincue.

 

-J’en ai marre de toi.


 Et malgré ça, tu reste toujours là, ai-je envie de lui dire. Mais je m’abstiens.

Les ailes de ses narines frémissent et sa mâchoire se contracte. Il est bien énervé.

 

-…Pourquoi tu te comportes toujours comme ça ? Je suis la seule personne qui se soucie encore de toi ! Mais on dirait que tu t’en moques !

 

C’est le cas.

 

-Inaya, c’est à toi que je parle ! Hurle-t-il. Merde !

-….

 

J’ai peut-être encore un peu de force pour aller prendre du sel dans la cuisine.

Je me lève, passe prêt de lui et récupère la boite de sel posée sur la petite tablette roulante où je pose toutes les épices. Tout en marchant vers le canapé, j’assaisonne ma viande et pose la boite par terre avant de reprendre ma position initiale dans mon canapé/lit.

Le goût est nettement meilleur !

 

-Tu sais ce qui est encore plus énervant avec toi ? C’est ton je m’en foutisme à outrance! Ça commence à me gaver sérieusement !

-...

 

Et pour ma part, c'est toi qui me gaves sérieusement et je me dis que je n’aurais pas dû t'ouvrir la porte, je n’aurais vraiment pas dû. S’il y a bien une chose que je ne supporte pas, ce son les cris, les cris qui ressemblent à des beuglements et donnent mal à la tête à force de trop les avoir entendus.

J’aime le silence, l’absence de son, et ne supporte qu’il soit brisé que par tout bruit autre que celui d’une voix humaine. J’ai une préférence particulière pour le bruissement d’une pluie diluvienne ou les clapotis d’une rivière. Ça m’apaise.

 

-Qu’est-ce que c’est ça ?

 

Je lève les yeux vers lui pour le voir tenir ma lettre dans sa main droite. Son regard interrogateur  passe de la lettre à moi à plusieurs reprises avant de se poser sur la feuille en papier froissée que j’ai jetée après en avoir fait une boulette et que se trouve à côté du panier en osier. Il la récupère, la défroisse puis la lit en marmonnant légèrement.

 

Il soupire et ses épaules s’affaissent de nouveau avant de poser sur moi un regard empli de pitié et de tristesse.

Je peux supporter de lire tout dans le regard des personnes que je croise, excepté la pitié surtout lorsqu’elle est couplé à la tristesse. Je me sens encore plus diminuée que jamais et Dieu seul sait que je déteste cette sensation. Je veux pas qu’on ait pitié de moi, je refuse.

 

Il y a pire que moi, bien pire, je ne suis pas de ces personnes, celles que je vois défiler à la permanence et qui quémandent de l’attention. Je suis tellement différente d’eux, que je préfère les laisser être les seules à engendrer ce sentiment.

 

Je m’attends à une rafale de questions, surtout venant de lui mais il n’en est rien, il garde le silence pendant plusieurs minutes et je reconnais être déstabilisée. D’ordinaire, celui qui reste silencieux, distillant ses propos et ses réactions imprévisibles au compte gouttes, c’est moi, pas lui.

 

Il prend appuie sur le dos de la chaise placée en face de mon pseudo bureau, puis se pince l’arrêt du nez avec d’expirer lentement, puis reporte son attention sur moi.

 

-… T’as retrouvé ton père ?

-Il n’était pas si loin.

-…

-Il était même beaucoup plus près que ce que j’imaginais. Il habite à moins de quinze minutes en voiture d'ici. C’est drôle hein ? Dis-je en déposant ma nourriture à mes pieds. Je l’ai cherché pendant je ne sais combien de temps alors qu'il habitait juste à quelques minutes de chez moi, à Mazala.

-… Sérieusement ? Co…Comment tu l’as trouvé ? Me demande-t-il d’une voix hésitante.

-C’est une tante qui m’a dit où je pouvais le trouver.

 

De la façon la plus anodine qu’il soit, au détour d’une conversation des plus banales, j’ai obtenu les informations que je réclamais depuis toujours à ma mère.

 

-Une tante ?

-Oui.

-Mais comment ? Elle t’a dit ça de but en blanc, comment ça c’est passé ? C’était quand ? Pourquoi tu m’en as pas parlé ?

-…


Soupir.

Il y a des moments, comme maintenant, où je  me sens vidée de tout énergie, et qu’il me faut puiser dans mes réserves, enfuis au fond de mon être pour ne serait-ce que répondre par un simple « oui ». Parler de ma famille, de mon père en particulier m’épuise. J’ai l’impression qu’à l’énoncé du sujet, une sangsue se greffe sur mon cou et au lieu d’aspirer mon sang, elle aspire toute ma puissance vitale.

J’ai toujours entendu dire que c’est dans la famille que l’on pouvait puiser sa force… Faut croire que comme toujours, je suis dans la case exception.

 

-On peut en parler plus tard ? Tu vois là, je suis fatiguée. Dis-je en m’allongeant de sorte qu'il soit face à mon dos.

-Attends Inaya tu es sérieuse ?!

-...
 

Je ne réponds pas et ferme les yeux. Je sais que  ce sera pour lui la foutaise de trop pour la journée et qu’il partira.

Et je ne me trompe pas.

Il faut moins de cinq minutes avant que je n’entende ses pas s’éloigner puis un claquement de porte.

Voilà, lui aussi j’ai réussi à le faire partir.

 

Cher toi ...