Chapitre 7 : Moi je suis prêt

Ecrit par Nobody

POV Moussif 


Le premier chant du muezzin résonne dans le lointain quand j’ouvre les yeux. Un rai de lumière timide file par l’entrebâillement des volets. À Brazzaville, le jour se lève toujours tôt, et aujourd’hui, je me lève avec lui. La chaleur étouffante de la nuit s’est transformée en une tiédeur douce, presque réconfortante.

Je reste un moment immobile, à écouter les bruits familiers du dehors. Les voix des vendeuses de poisson, les cris joyeux des enfants qui courent déjà dans la ruelle, les klaxons impatients des taxis collectifs. Tout est normal. Je passe une main sur mon visage encore endormi. Mes doigts glissent sur une barbe courte, soigneusement taillée malgré les jours passés. Aujourd’hui, je ne vais pas au bureau. J’ai prévenu mon chef hier soir : "Questions familiales urgentes", j'ai dit. Il a compris. Ici, la famille, ça ne se discute pas.

Je repousse la couverture légère, le corps souple et puissant, puis j'enfile un t-shirt et un vieux jean, et je sors discrètement de la chambre pour ne pas réveiller Rodrigue, qui s’est glissé à mes côtés pendant la nuit, effrayé par un orage. Je me dirige vers la salle de bain dans laquelle je pénètre en allumant la lumière.

Le miroir accroché au mur me renvoie l’image familière de mon reflet : Peau d'un brun doré vibrant, yeux sombres ourlés de cils épais, nez droit, bouche charnue.  Mes épaules larges dessinent une silhouette athlétique, sans excès, forgée plus par le travail manuel que par la salle de sport.
Maman Élise dit souvent, en riant : "Tu as hérité du corps des anciens guerriers, mon fils." Je souris malgré moi à ce souvenir.

Quand je finis ma toilette, je pousse la porte à la volée. Le couloir est frais, parfumé à l'encens que Maman Élise fait brûler chaque matin.

En passant devant la cuisine, j’aperçois ma grand-mère, courbée au-dessus du feu de charbon. Elle remue doucement une marmite, le visage illuminé par la flamme. Je souris malgré moi. Maman Élise, toujours debout avant tout le monde, comme si le sommeil était un luxe qu’elle ne pouvait plus s’offrir.

Je m'approche en silence et pose une main légère sur son épaule suivi d'un baiser léger sur son front ridé.  Son pagne coloré est noué à la taille, ses cheveux argentés sont couverts d’un foulard soigneusement posé. Elle sursaute à peine et tourne la tête vers moi, son regard doux perçant les ombres.

— Tu es réveillé, mon fils ? Viens, viens m’aider.

Sans un mot, je saisis une louche et commence à tourner la bouillie de maïs dans la marmite noire. Le silence entre nous est confortable, plein de respect et de gestes appris depuis l’enfance. J'ai 30 ans mais je tremble toujours comme un petit garçon quand je suis en présence de ma grand-mère. Loin de m'inspirer de la crainte, elle dégage tellement une aura qui force à l'admiration et c'est pour ça que je fais toujours attention à mon comportement et mes propos en sa présence. 

Moins d'une heure après j'entends des petits pas qui trottinent dans le couloir. Avant que je n’aie le temps de dire quoi que ce soit, Rodrigue, mon petit cousin de six ans, surgit en courant et s’accroche à ma jambe, hilare.

— Ya Moussif ! Porte-moi !

Je ris et, sans effort, je le soulève au-dessus de ma tête. Il éclate de rire, ses petites mains agrippant mes poignets.

— Qu'est-ce que tu fais debout si tôt, brigand ?

— Grand-mère a dit qu’on va faire les beignets aujourd'hui !

Ah voilà donc d'où vient cette joie inhabituelle, c'était le jour des beignets. Son enthousiasme est contagieux. Je le fais tournoyer un instant avant de le reposer à terre. Ma grand-mère nous fixe le regarde attendrie puis hoche la tête, touchée. Dehors, la ruelle commence à s'animer.

On est mardi mais Rodrigue n'ira pas à l'école aujourd'hui, il est rentré hier avec une température élevée et avait vomi juste avant d'aller se coucher. Le voyant là tout sourire je pourrais croire qu'il va mieux mais je préfère qu'il reste à la maison aujourd'hui afin de surveiller son état. 

Entre deux gestes, je décroche mon téléphone. Un message de mon ami Chris : "Tu viens toujours ce soir pour le match ?". Je tape rapidement "Pas sûr, gros. Je suis chez la vieille là mais je te tiens informé dans la journée" avant de ranger le téléphone dans ma poche.

J'étais en train de l'écouter me parler du rêve qu'il avait fait cette nuit : un éléphant volant qui distribue des bonbons. J’éclate de rire doucement, ébouriffant sa tête crépue quand j'entends mon prénom au loin. 

— Moussif !
C’est la vieille Mado, penchée par-dessus la clôture.
— Mon robinet a encore fui cette nuit. Viens voir un peu !

Je souris, essuie mes mains sur mon pantalon et sors dans la cour. Mado est toute frêle, presque transparente, ses bras parsemés de tâches de vieillesse tremblent sous l'effort de tenir un bidon vide. Je m’approche avec douceur, sans la brusquer.

— Donne, Mama. Je m’en occupe.

Je prends le bidon, répare vite fait la fuite au robinet avec un bout de fil de fer tordu, et remplis trois seaux. Tout cela pendant que Mado me couvre de bénédictions murmurées.

— Que ton chemin soit large comme le fleuve, mon fils. Que rien ne te soit impossible...

Je me contente d’incliner la tête en signe de gratitude.

Quand je reviens dans la maison, Rodrigue et ses petits frères sont assis en tailleur, dévorant leur bouillie sucrée. Je m’assieds avec eux, me servant un bol fumant. Le petit Kevin, qui n’a pas encore quatre ans, me tend un bout de beignet.

— C’est pour toi, yaya. Pour être fort.

Je prends le beignet avec gravité, comme si c’était un trésor, et je lui fais un clin d’œil complice. C'est moi qui lui ai rentré cette idée dans la tête, pour être plus fort, il fallait manger. 

Mais sous la surface de cette matinée ordinaire, quelque chose gronde. Un souvenir d’hier soir, lourd et insistant. Je bois une gorgée de bouillie brulant pour repousser l’angoisse. Sans succès.

C’était hier soir après le dîner, dans le petit salon où le ventilateur cliquetait de manière irrégulière. Quand la maison s'était calmée, Maman Élise m’avait appelé. Je me rappelle encore de la lumière vacillante de la lampe-tempête, du bruit des criquets dehors, de l'odeur du bois brûlé.

Assise dans son vieux fauteuil, elle m’avait regardé longuement, comme si elle cherchait mes forces et mes failles.

— Assieds-toi, Moussif. J’ai quelque chose à te dire.

Je m’étais installé en face d’elle, les bras croisés sur la poitrine, un peu inquiet malgré moi. Elle avait pris son temps, arrangeant son pagne sur ses genoux, jouant avec son chapelet.

Puis, elle avait levé les yeux vers moi. Et j'avais vu la gravité dans ses pupilles fatiguées.

— Moussif... mon enfant, tu es prêt à entendre ce que beaucoup ne sauraient porter. Tu sais, dans notre lignée, il y a des choses qu’on ne peut pas choisir. Des choses plus grandes que nous.

Je n’avais rien dit. J’avais seulement hoché la tête, la gorge sèche.

— La famille de ton grand-père, Dieu ait son âme, avait conclu un pacte avec la famille Adéyémi, au Bénin. Un pacte sacré, Moussif. Quand les deux familles étaient jeunes et vulnérables, ils ont juré devant leurs ancêtres de protéger l'avenir par une alliance.

Elle avait marqué une pause, comme pour peser chacun de ses mots.

— Cet avenir, mon fils... c’est toi.

Un long silence. Je me souviens avoir ressenti un pincement douloureux. Je n'avais jamais demandé à être l'avenir de qui que ce soit. Je voulais juste... vivre. Choisir. Peut-être aimer. Peut-être rater. Peut-être construire quelque chose par moi-même.

Mais je voyais aussi les rides profondes sur le visage de Maman Élise. Je voyais le poids des années, des sacrifices, des rêves différés.

Elle avait parlé d’une voix basse, presque solennelle. De cette promesse scellée entre notre famille et une autre famille, loin d’ici, au Bénin. Un pacte d’amitié devenu pacte d’alliance. Un mariage pour unir les lignées, pour sanctuariser l'honneur, pour protéger des héritages invisibles.

— Ce n'est pas un mariage comme les autres, Moussif. C'est une destinée.

Elle avait posé une main légère sur la mienne, noueuse, tremblante.

— La fille s’appelle Naïla. Elle ne sait pas tout. Peut-être qu’elle luttera. Peut-être qu’elle refusera. Mais toi... toi, tu dois rester digne. C’est pour bientôt, avait-elle murmuré. Elle est... forte. Têtue, sûrement. Mais d’une bonne famille. Il faudra être patient avec elle. Et digne de ta promesse.

Derrière ses paroles, il y avait une prière silencieuse. Ne la laisse pas tomber. Ne nous laisse pas tomber.

J'avais baissé les yeux sur mes mains calleuses, incapable d’ignorer le poids du regard de ma grand-mère. Mon cœur criait autre chose. Des rêves de voyages, de musique, d’amour choisi, libre. Des envies brûlantes de rencontrer quelqu’un par hasard, dans une rue animée, et de tomber amoureux parce que le cœur l’aurait voulu, non parce qu’une vieille promesse l’exigeait. Mais face à elle, face à tout ce qu’elle avait donné, sacrifié, supporté, comment aurais-je pu refuser ?

Le refus aurait été comme tuer une part d’elle-même. Tuer les espoirs de ceux qui avaient bâti avant moi, les mains pleines de callosités et les cœurs pleins de prières.

Alors j’avais hoché la tête. Et sans vraiment réfléchir, poussé par un mélange de loyauté et de tristesse, j'avais murmuré :

— D’accord, Maman. Je ferai ce qu’il faut,
Même si une partie de moi criait tout l'inverse.

Pas parce que je n’avais pas d’envies.
Pas parce que je ne savais pas dire non.
Mais parce que parfois, aimer, c’est porter le poids que d’autres ne peuvent plus porter.

Mais parce que parfois, aimer sa famille, c’est aussi savoir se sacrifier pour elle, en silence

Maintenant, en regardant les enfants jouer devant la maison, je me demande à quoi ressemble cette fille. À quoi ressemble un destin qu’on n’a pas choisi.

Je ne sais pas qui est cette Naïla. Je ne sais pas quel visage mettra ce destin que l'on m’impose.

Mais je sais que je suis prêt.
Pas sans douleur.
Pas sans peur.
Mais prêt, malgré tout.

Le pacte des coeurs