Chapitre VIII

Ecrit par Tiya_Mfoukama

Chapitre VIII


-Qu’est-ce que tu prends ? Demandé-je à Kala 

-Je sais pas. Grogne-t-elle. J’ai faim mais… pfff…. y’a rien qui me donne envie là.


Elle soupire bruyamment et pianote d’impatience sur la table. Pourtant c’est elle que l’on attend.
Nous sommes attablées au mami wata elle et moi, depuis une trentaine de minutes, Nous nous sommes à peine adressées la parole. Nous n’avons fait qu’échanger les banalités usuelles et depuis c’est le silence. Nos relations n’ont jamais été aussi froides et superficielles, on a toujours su échanger, quelque soit la distance, ou le temps qui nous séparait, mais aujourd’hui c’est différent, j’ignore totalement ce qu’il se passe dans sa vie tout comme elle ignore les changements qu’il y a dans la mienne. Il faut reconnaître que pour ma part, certains aspects, ceux concernant ma vie amoureuse, sont délibérément passés sous silence mais ça, c’est pour notre bien. 
J’ai finalement suivi le conseil d’Elodie et accepté de “tenter de voir ce que ça donnerait” entre Shomari et moi. Ça fait maintenant trois semaines, et même si les débuts étaient hésitants et maladroits, surtout de mon côté, maintenant ça va beaucoup mieux. 
Le petit hic, c’est la relation qu’il a eu dans le passé avec Kala et celle que j’ai avec elle en tant que membre de la même famille. 
La bienséance voudrait que je lui parle de ma relation avec Shomari afin d'aplanir les choses et éviter d’éventuelles déconvenues mais … C’est Kala. Très possessive et susceptible, elle pourrait très mal le prendre. Je voulais donc attendre le bon moment pour lui annoncer ma relation, et comptais le faire aujourd’hui, mais depuis que nous sommes attablées, je constate qu’elle est assez irritable. Ce n’est pas bon signe.

-Bon, je vais seulement prendre la même chose que toi et puis c’est tout ! Je sais même pas pourquoi on est venues ici !
-C’est toi qui a choisi le resto. Lui rappelé-je
-tchiiip

D’accord.
Nous passons commande, et pour tuer le silence qui s’est installé juste après, je lui pose des questions sur son travail.

-Mayéla, si tu n’as rien à dire, tais-toi !
-Okay, excuse-moi, je ne voulais pas être indiscrète, je souhaitais simplement faire la conversation

Elle soupire fortement, check son téléphone, avant de le balancer sur la table et je comprends qu’aujourd’hui, il me sera impossible de lui dire quoi que ce soit. 
En attendant nos plats, je check également mon téléphone et réponds aux messages de Shomari. Il passe la journée chez ses parents, pour préparer l’anniversaire des trente ans de mariage de ses parents. Je n’ai pas osé lui dire que je déjeunais avec Kala. Avec lui aussi je n’ai pas abordé ce sujet de discussion.

-Ah, mais qu’ils fassent vite ko. On va attendre combien de temps pour être servies ?

Je veux lui répondre de se calmer parce qu’il apparaît clairement qu’elle est très irritée, quand Serge, notre voisin, fou amoureux de Kala lorsque nous étions adolescents, se présente devant notre table.

-Je me disais bien t’avoir reconnu ! Lance-t-il en se penchant vers moi

Je me lève pour lui faire la bise, heureuse de le voir. Ça faisait un moment que je ne l’avais pas vu. Je le croisais chez ses parents lorsque j’allais voir les miens, jusqu’à ce qu’il quitte le domicile familial. 

-Serge ! Comment vas-tu ? Ça fait longtemps ? Qu’est-ce que tu deviens ?
-Je suis là, dans la ville, je me bats comme tout le monde, tu connais le pays, mais je vais bien par la grâce de Dieu et toi ?
-Idem,.... Je suis vraiment contente de te voir. Je ne pense pas que tu ais oublié Kala. Fais-je en la désignant de la main
-Non, je ne l’ai pas oublié. Rigole-t-il. Bonjour Kala, comment vas-tu ?

Elle coule un regard furtif en biais, avant de détourner son visage, ignorant royalement la poignet de main qu’il lui tend.
La honte, je ne sais même pas où me mettre ! 
J’essaie de rattraper le coup du mieux que je peux en prenant la main de Serge, tout en lui rappelant combien je suis contente de le voir, un sourire plus que crispé au visage. Serge ne se laisse pas démonter par l’attitude de Kala et continue de discuter avec moi comme si de rien n’était.
Je déteste quand Kala fait sa princesse perchée sur sa tour de verre, qui ne tolère personne. Son comportement est gênant et met tout le monde dans l’embarras. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai arrêté de lui présenter le peu de personne que je rencontre, elle a tendance à souvent agir de cette façon avec. 

-Bon, je vais vous laissez, passez un bon déjeuner et un bon après-midi,
-Merci beaucoup Serge, toi également

J’attends qu’il se soit assez éloigné de notre table pour me rasseoir et reprendre Kala sur son attitude

-Pourquoi tu es comme ça ? Ça ne se fait pas, tu aurais pu le saluer
-J’aurai pu.
-C’est vraiment pas sympa, tu n’as pas été cool. Quand je pense qu’il était fou amoureux de toi…
-Ça me donne envie de vomir. Complète-elle en mettant deux doigts dans sa bouche pour mimer le dégoût jusqu’à en vomir. 
-Kala arrête ça.
-C’est lui qui doit arrêter ça, un sal gars comme ça, sa tête on dirait la bouteille de viandox, 
-Kala arrête. Répété-je en voyant Serge revenir vers nous
-Et ses grosses lèvres roses boursouflées, comme les fesses des babouins! Continue-t-elle en déformant sa bouche. C’est sans honte qu’il ose poser le regard sur moi et il me tend même la main ? Non mais il faut se gêner !
-KALA ! ARRÊTE !Crié-je

Mais je pense que ça n’a servi à rien. A la tête que fait Serge, je comprends qu’il a tout entendu.
C’est tellement gênant que je ne sais plus où me mettre.
Il arrive à notre niveau et comme si de rien n’était, se penche vers moi pour me demander mon numéro de téléphone.

-On pourrait se prendre un verre un de ses quatre.
-Euh...oui...oui… bien..bien sûr.

Nous échangeons nos numéros de téléphone puis il repart comme il est venu, sans un regard pour Kala, qui me regarde comme si j’étais une pestiférée.

-Tu lui donnes aussi ton numéro ? 
-Oui parce que c’est une personne avec qui je souhaite rester en contact. Ce que tu as fait était totalement déplacé, et tu aurais dû lui présenter des excuses !
-Présenter quoi à qui ? Est-ce que j’ai menti ? Je n’ai fait que d’énoncer un constat empirique, s’il a entendu, je m’en fous, ses grandes oreilles décollées sont faites pour ça! Balance-t-elle avant de checker de nouveau son téléphone

Je ne préfère pas continuer cette discussion avec elle, il n’y a vraiment rien à faire lorsqu’elle décide d’être affreuse.

-Tu attends un appel ? Lui demandé-je. Depuis tout à l’heure, tu ne fais que regarder ton téléphone.
-Tu me fliques maintenant ? Lance-t-elle sèche
-Non ! Mais… Mais qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? Pourquoi tu te montres aussi désagréable ?
-Si tu me trouves aussi désagréable que ça, tu peux t’en aller ! Me crache-t-elle à la figure.

J’en reste bouche bée.
Vraiment, je ne la reconnais pas. Il doit y avoir un souci parce que la Kala que je connais est certes ronchonne mais n’est sûrement pas aussi détestable que ça. 
Il vaut mieux temporiser la situation en gardant le silence.
Je l’observe à la dérobée, et me rends compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Elle n’est pas sereine. Son regard est anxieux, constamment rivé sur son téléphone, sa mine est attristée, et ses mains sont légèrement tremblantes. Il y a bel et bien un souci et je suis tellement focalisée sur moi et ma petite personne que je n’ai pas pu voir ça plus tôt. 
C’est peut-être la raison pour laquelle elle m’a invitée cet après midi, pour me faire par de ses soucis et moi je suis là, à la reprendre. C’est vraiment pas malin.

-Je reviens.

Elle se lève, prend la direction des toilettes la tête haute, et la démarche toujours assurée. A cet instant, je pense à ma mère, qui nous répétait toujours de ne jamais montrer au monde nos problèmes, nos faiblesses, nos doutes et tout ce qui pourrait être une arme pour lui, car tôt où tard, il finit par les retourner contre nous. Kala l’a bien assimilé et met constamment ces paroles en pratique.
Je suis arrachée à mes pensées par les vibrations du téléphone de Kala. Elle vient de recevoir un message. Il se peut que ce soit ce qu’elle attendait depuis tout à l’heure.
Intriguée, je me penche au dessus de l’écran qui affiche le contenu du message en lettre capitale, et manque de défaillir à la lecture des deux premières lignes

“JE NE SUIS PAS LE PÈRE DE TON BATARD”
“TROUVE-TOI UN AUTRE PIGEON A BERNER”

La suite du message nécessite d’avoir le code permettant de déverrouiller le téléphone, ce qui pour le moment ne m’intéresse pas vraiment. Les deux premières lignes me disent tout ce qu’il y a à savoir: KALA EST FOUTUE !

Pour certains, 27ans est un âge tardif pour avoir un enfant, pour d’autres c’est le bon âge et pour une autre catégorie, c’est tôt. Le père de Kala, Tata Auguste, ne fait parti d’aucune de ses catégories, en très bon téké traditionaliste qu’il est, il est inconcevable qu’une femme puisse avoir un enfant hors mariage. Pour lui, la parenté passe invariablement par le mariage, et ne peut se faire autrement. Dans le cas contraire, il s’agirait tout simplement d’un déshonneur et d’une humiliation qu’il ne pourrait tolérer. Durant notre enfance, il nous l’a répété mainte et mainte fois. Et pour avoir renié ya Aude qui a refusé de se marier avec le père de son fils, nous savons qu’il ne s’agit pas de propos prononcés dans le vent.
Ce qui vient compliquer les choses, c’est la relation qu’il y a entre Kala et son père. Depuis toujours, il crie sur tous les toits à quel point, elle n’est que déception pour lui, et source de honte et même si elle prétend ne pas être affectée par ses propos, et réussir à vivre avec le peu de considération qu’il lui porte, il est certain que l’annonce de cette grossesse, sans père de surcroît, sonnerait le glas de leur relation. Cela anéantirait maman Fofo, et je n’ose imaginer les répercussions qui pourraient découler de tout ça.
Sur ce coup là, Kala a fait fort.
Le choc de la découverte de cette grossesse passé, j’attrape son téléphone et entre le code confidentiel, que je connais, pour le déverrouiller. J’entre dans ses messages et lis brièvement ses échanges avec le père potentiel de son enfant, et manque de tomber en syncope.
Elle n’a pas fait, ça seigneur Dieu, ne me dites pas qu’elle a fait une chose pareille !

-Ça va, je ne te gêne pas là ! Crie Kala en m'arrachant son téléphone des mains.

Je relève ma tête pour la voir me fusiller d’un regard noir, mais l’ignore complètement. Pour la première fois depuis que nous ….. j’ai envie de lui crier de tout mon être à quel point elle est ignoble d’oser faire une chose pareille !

-Mais Kala, comment tu peux faire une chose pareille ? La questionné-je à voix base de peur que les gens qui nous entourent, entendent mes propos et se rendent compte de la méchanceté dont fait preuve Kala
-La vie est un choix, on naît pauvre, ce n’est pas de notre fait, mais si on meurt pauvre là c’est autre chose
-Quoi ! Où est le rapport…. Mais est-ce que tu t’entends parler ? 
-....
-Il nous a vu grandir ! C’est le meilleur ami de tata Auguste, et sa femme a été comme une mère pour nous !
-Non, elle n’a pas été comme une mère pour moi, j’en avais déjà une. Me corrige-t-elle
-Mais Kala tu te rends compte de ce que tu as fait ? Tu as couché avec le meilleur ami de ton père, tu es tombée enceinte de lui et non contente d’avoir autant foiré, tu le fais chanter pour ne pas révéler à sa femme votre liaison ? 
-...
-On jouait dans sa cour avec ses enfants, Kala ! Marie et toi étiez les meilleurs amies du monde et aujourd’hui tu es enceinte de son père !
-C’est bon, tu as fini ? Me demande-t-elle posément en rédigeant un message sur son téléphone. 
-....Et s’il décide de tout dire à ton père ?
-Il n’est pas assez fou pour ça.
-Tout comme il doit se douter que tu n’es pas assez folle pour en parler à sa femme. Bon sang Kala, je ne te reconnais pas. Si tu avais des soucis de trésorerie il fallait me le dire, et j’aurai chercher une solution avec toi, mais ce que tu fais là ?
-Ce que je fais ne regarde que moi. Je n’attends l’approbation de personne. Je sais ce que je fais, crois-moi. Maintenant je vais te laisser, je vais aller rendre visite à tonton Michel. Dit-elle en déposant des billets sur la table.
-Quoi ! Kala mais tu es folle! Kala !

Elle s’éloigne à pas rapide en dépit des grandes enjambées que je fais, je n’arrive pas à la rattraper. J’ai juste le temps de voir sa voiture démarrer. 
Il faut que je trouve un taxi au plus vite !

*****

-On peut savoir à qui tu envoies des messages depuis tout à l’heure. C’est ma rivale hein ? 
-Lyne, tu ne peux pas avoir de rivale, toi aussi, tu as ta place dans mon coeur
-Oh va là-bas ! Tu m’ignores depuis ton arrivée, tu es rivé sur ton téléphone probablement parce que tu parles avec elle est tu me sors des phrases à deux francs. Farceur !

Je secoue la tête de gauche à droite, dépassé par ses propos. Je n’étais pas concentré sur mon téléphone, j’étais en conversation texte avec Mayéla. Elle était dans un état pas possible lorsque je l’ai appelé, dans l’après-midi. Il semble que Kala ait fait un belle bourde et Mayéla ne savait pas comment l’aider à gérer le souci. Elle n'a pas pu m'en dire plus par téléphone et on a terminé par message. 
J’ai essayé de lui faire comprendre que les conneries de Kala ne regardait qu’elle et n’engageait qu’elle et afin qu’il n’y ait pas d’amalgame le jour où ça éclatera, elle devait laisser Kala gérer seule. On aurait dit que je l’avait insulté de la pire des façons...et on s’est pris la tête. 
Ca m’a tout bonnement rappelé pourquoi je ne voulais pas d’une relation sérieuse, les prises de tête à tout va, pour un oui ou pour un non, je déteste ça. Je ne voulais pas répondre lorsque j’ai senti que ça partait en cacahuète mais elle a une façon d'écrire ses messages qui t’oblige à lui répondre et c’est de cette manière que je me suis laissé emporter jusqu’aux profondeurs de la dispute

-Papa, tu sais que Pénéloppe est revenue d’Afrique du sud ? Lance ma mère
-Oui maman, je sais. C’est la 5ème fois que tu me le dis.
-Oh parce qu’elle était partie ? Demande Lyne
-Oui, ton frère et elle se sont disputés je crois, mais il va aller lui présenter ses excuses et arranger la situation. J’attends mes petits enfants, tu ne rajeunis pas avec l’âge.

Bon, on dirait qu’il est l’heure de rentrer. Quand ma mère s’assoit dans son fauteuil en cuir aux côtés de mon père installé dans le canapé tel un pacha avec une main reposée sur le bras du canapé et l’autre sur son ventre, c’est le signal qu’il faut fuir parce que le discours sur les enfants et la vie de famille va commencer. 
De toute façon, on a déjà vu ensemble ce qu’il fallait pour leur noces de perle; Lyne et ma mère s’occuperont de l’organisation tandis que mon père et moi géreront la partie finance. Tout le monde sera heureux dans le meilleur des mondes.

-Je vais y aller. Annoncé-je avant de saluer mes parents et ma soeur qui reste dormir 
-Ne tarde pas…. j’aimerai au moins assister à tes noces de porcelaines. 
-Tu te répètes maman, change de disque !
-Change de comportement 

J’entends derrière moi le rire rauque mais sec de mon père mais ne me retourne pas- ces deux là se sont bien trouvés- et sors de la maison familiale. 
J’envisage de prendre le chemin de la maison, mais me retrouve une vingtaine de minutes plus tard garé devant le portail de Mayéla. Ça me contrarie légèrement de savoir qu’on est en froid, je préfère crever l’abcès immédiatement.
Je l’appelle pour l’informer que je me trouve devant son portail. Moins de cinq minutes après, elle vient m’ouvrir, et nous rentrons en silence chez elle.

Comme toujours, elle m’installe dans le salon, me propose à boire et à manger, ce que je décline puis la regarde s’asseoir sur une chaise autour de la table à manger. Bon, si jusqu’ici, rien n’indique qu’elle est fâchée, la distance qui nous sépare devient un assez bon indicateur.

-Je suis désolé, je ne voulais pas te blesser lorsque j’ai parlé de ta cousine. Dis-je en allant m’asseoir sur le dos du canapé. Le ton n’était peut-être pas le bon, mais je ne vais rien retirer. Je pense vraiment que tu devrais éviter d’intervenir mais ça n’engage que toi.
-Oui mais comme je te l’ai dit, c’est ma soeur, et je serai toujours là pour elle. Mais je m’excuse parce que je n’ai pas utilisé la bonne formulation, et mes propos ont peut-être été perçues comme secs
-Secs ? Mwana ? Non !Tu pouvais avoir écrit “ parle toujours tu m’intéresses”, ça aurait eu le même sens que tes “très bien, si tu le dis, cela n’engage que toi”.
-Désolée. Fait-elle en baissant la tête, un sourire en coin.

Je lui tends la main l’incitant à se lever puis la positionne entre mes jambes. Je la sens légèrement se crisper comme à chaque fois que j’ai un geste tendre envers elle, mais ne m’arrête pas car je sais ce qui va la détendre et me détendre par la même occasion. 
Je m’empare de ses lèvres au goût fruité que j’ai, maintenant que j y pense, recherché toute la journée.

-C’était donc ça ton occupation ? Ai-je entendu

La seconde d’après Mayéla se retrouvait à trois enjambées de moi, le visage tétanisé, semblable à celui d’une petite fille prise en flagrant délit.

-KALA !

KULA