Nouvelle 4 : Les fruits de mes entrailles

Ecrit par dotou

« L’Eternel est mon berger,

Je ne manquerai de rien ».

Psaumes 23, Verset 1

   

« Je vous déclare mari et femme ! Vous pouvez embrasser la mariée » conclut le prêtre. Malgré moi, une larme perla à mes cils. Larme d’émotion, de bonheur. Dur a été en effet le combat, mais belle est aussi la victoire.

 

Emplie de fierté, je regardais ma benjamine remonter l’allée de l’église au bras de son époux. Elle irradiait de bonheur, splendide dans sa robe ivoire qui sublimait sa beauté. Ma petite fleur était devenue une femme. Son bonheur était aussi mien.

 

A ma gauche, se tenait ma fille aînée. Deux ans plus tôt, dans cette même église, ce fut elle qui avait uni sa destinée à son amour d’adolescente. Dix mois plus tard, elle me rendait grand-mère de deux adorables jumelles qui faisaient la fierté de son époux. Tour à tour compagnon de jeux, ami et confident, je crois bien que celui-ci a toujours fait partie de la vie de mes enfants. Ma fille et lui s’étaient connus depuis la maternelle. J’ai tout de suite senti, avec l’instinct qui nous caractérisait nous les mères, qu’ils uniraient un jour leurs vies.

 

A ma droite, mon fils, le cadet qui, sans doute perçu mon émotion, serra ma main dans la sienne. Sa jeune épouse, assise dans la rangée qui nous précédait, tentait sans grand succès de dompter les ardeurs de leur fils à peine âgé d’un an mais déjà si dynamique.

 

Après les traditionnelles photos, les jeunes mariés s’engouffrèrent dans la voiture qui leur était réservée. A mon tour, je pris place à l’arrière de celle qui m’a été attribuée. Alfred me sourit lorsque je pris place à ses côtés. C’est à ses bras que ma benjamine a aujourd’hui remonté la nef. Il enlaça mes épaules et m’attira contre lui, me communiquant sa chaleur. Vingt-cinq ans déjà, mais jamais son amour ne s’est altéré.

 

 Il m’a tout offert, et parfois je me sens coupable de lui avoir si peu, au cours de toutes ces années, donné en retour. Mais il a respecté mon combat, m’a toujours épaulée dans mes batailles. Il a essuyé mes larmes, m’a réconfortée et relevée ; il m’a même parfois désavouée. Mais il m’a aussi félicitée et applaudie avec fierté ou respect. Il a été au cours de ce quart de siècle, le spectateur le plus assidu du film de ma vie.

 

Celle-ci n’a pas toujours été tendre. Il a fallu que je la bâtisse à la force de mes poignées. Que je joue auprès de mes enfants aussi bien le rôle de mère que de père. Ce fut un long combat qui pendant longtemps n’a pas laissé la place à autre chose qu’au désir de réussir à tout prix. Je n’avais nullement le droit d’échouer. Et l’Eternel dans sa grande miséricorde a été mon plus grand recours. Le combat n’était pas gagné d’avance, mais aujourd’hui lorsque je me rappelle de toutes Ses bontés, mon âme bénit le Seigneur car les fruits sont à la hauteur des semailles.

 

Je suis entourée du cocon des bras d’Alfred, mais irrésistiblement, les souvenirs refluent, tel le ressac. Je me rappelle de l’abandon de mon ex-mari, sa démission de son rôle de père. La solitude, la peur, les larmes et puis la révolte, le désir d’aller de l’avant, le besoin viscéral de ressusciter des cendres. La nécessité d’offrir à mes trois enfants un foyer, un avenir.

 

Il a fallu me relever du magistral soufflet que leur père m’avait administré au moment où j’étais le plus vulnérable. En effet, il était simplement parti un beau jour, alors que j’étais enceinte de la benjamine. Mon univers s’était effondré en cet après-midi lorsque je revins de la visite prénatale pour découvrir ses placards vides. Et je me rappelle de mon désarroi, de l’implosion de la douleur, du chaos interne qui ont été miens durant les premières semaines ayant suivi son départ.

 

Notre vie conjugale n’était ni meilleure, ni pire que d’autres. Il est vrai que nous avions nos coups de gueule, nos discordes, mais aussi nos réconciliations. Il est aussi vrai que j’avais senti qu’il s’éloignait inexorablement de moi. Je portais une grossesse assez pénible et le médecin m’avait déconseillé toute relation sexuelle durant plusieurs semaines. C’est au cours de cette période d’abstinence forcée que je découvris que mon époux entretenait une relation extraconjugale. Ce n’était pas la première. Rien cependant ne m’avait préparée au choc de découvrir quelques temps après qu’il était même allé jusqu’à doter sa maîtresse.

 

Aurais-je dû me taire ? Faire comme si elle n’existait pas alors que peu à peu mes droits et ceux de mes enfants étaient bafoués ? Il était de mon droit de réclamer ce pour quoi j’ai sué sang et eaux. Mais au moment où je pouvais me réjouir d’avoir su avec lui jeter les fondations de notre réussite, je fus reléguée aux oubliettes, avec mes enfants.

 

Six mois après son départ du domicile conjugal, j’ai essuyé mes larmes et réclamé le divorce que j’obtins d’ailleurs rapidement. Une pension alimentaire me fut accordée. Mais jamais il ne respecta cette décision de justice. J’ai fait de nombreux recours au tribunal pour enfin abandonner. Le système juridique africain ne protège pas assez les droits de la mère et des enfants. Quant au droit de visite qui lui fut accordé, jamais il ne daigna en profiter, comme si ces trois enfants qu’il avait désirés, conçus avec moi dans la tiédeur du lit conjugal n’étaient désormais que menus fretins. Mais ces enfants étaient les fruits de mes entrailles et j’étais prête à m’offrir en sacrifice pour leur réussite.

 

Les vingt-huit dernières années n’ont été qu’une succession de victoires et de défaites. Défaites desquelles j’ai dû tirer le meilleur pour mieux repartir. 
Les cinq premières années ayant suivi mon divorce furent les plus ardues, les plus douloureuses. Je m’étais retrouvée à vingt-sept ans, seule, abandonnée avec trois enfants en bas âge à nourrir, éduquer, soigner, vêtir, loger, scolariser. J’ai souvent pleuré, crié, quelques fois j’ai maudit ; mais j’ai continué, toujours plus fortifiée par les épreuves. Mes loisirs, mes besoins propres étaient sacrifiés. Tant de fois j’ai raclé le fond de ma tirelire pour offrir un repas décent à mes enfants. Il est aussi arrivé que l’un d’eux tombe malade sans que je ne sache où trouver les moyens financiers nécessaires pour le faire soigner. J’occultais sans cesse mes besoins pour ne penser qu’à eux. Tant de fois je me suis retrouvée avec des dessous en lambeaux, des vêtements élimés pour leur offrir le meilleur. Mais peu à peu, j’ai pris mes repères. J’ai redressé la barre.

 

J’ai affronté seule les grippes, les appendicites, les premières règles, les mauvaises notes, les sorties clandestines. J’ai jugulé tant de crises d’adolescence que je me demande aujourd’hui d’où je puisais l’énergie et la patience nécessaires. Mais je n’avais pas le choix. Alors, j’ai continué, luttant avec acharnement. J’ai parfois usé d’une poigne de fer pour me faire entendre. J’ai sévi et cajolé. Tour à tour, j’ai usé du bâton et de la carotte.

 

Pendant de longues années, j’ai lutté avec tout le courage que pouvaient donner le désespoir et l’âpre envie de réussir. Il n’a pas toujours été facile de jongler entre les enfants et une vie professionnelle. Je me suis souvent retrouvée seule sans une nounou pour me relayer. Pendant longtemps, je n’ai pas eu les moyens financiers qui pouvaient me permettre d’en embaucher. Parfois, la nuit, alors qu’ils étaient tous les trois endormis, je les regardais et je me surprenais à prier, de toutes mes forces. 


Et l’Eternel aussi ne m’a pas oubliée ! Il a été mon compagnon de chaque instant. Mon Protecteur, mon Guide. Dans Son ineffable bonté, jamais Le Seigneur ne m’a abandonnée. Il a aplani mon chemin, Il m’a guidée dans la tourmente. Il a été le rocher sur lequel je me suis accrochée au plus fort de la tempête. J’ai élevé ma voix vers Lui et Il m’a répondue. Il a répondu à mes supplications et Sa bénédiction s’est étendue sur moi et mes enfants. Combien de situations que je croyais désespérées ont été, à la dernière minute, redressées ?

 

Au moment où je l’espérais le moins, ma carrière connut une fabuleuse promotion. Mon salaire qui à peine me permettait de subvenir aux charges domestiques fut quasiment triplé. Je connus un répit car je pouvais dès lors assumer leur éducation sans être aux abois.

 

Je m’étais aussi préparée à une vie solitaire. Blessée, humiliée, je n’avais nulle envie de confier encore ma vie entre les mains d’un homme. Il n’était plus question pour moi d’aimer. Je n’en éprouvais plus ni l’envie ni le besoin. Au fil des années, l’envie de toute relation intime m’avait désertée. Oh ! Nombreux ont été ces hommes qui se sont lancés à ma conquête. Bon nombre ont été ceux qui m’ont promis monts et merveilles. Mais ils étaient poliment repoussés. J’avais dressé autour de moi un rempart infranchissable.

 

Puis Alfred, cadre dans une grande banque, est entré dans ma vie par un bel après-midi ensoleillé. Agé de quarante ans, il était veuf et père de deux grands garçons âgés de dix-sept et quinze ans. Il s’était marié très jeune et avait eu rapidement ses enfants. Mais il avait perdu sa femme cinq années plus tôt.

 

Ma conquête n’a pas été facile. Je pensais n’avoir plus grand-chose à offrir à un homme. Je repoussais sans cesse ses rendez-vous, me désistais au dernier moment. La peur nouait mes entrailles. Mais il frayait son chemin dans mon cœur.

 

Il m’a pourtant fallu sept mois avant d’accepter un premier baiser. J’avais par ailleurs perdu toute confiance en ma séduction. Je me demandais ce que je pouvais encore apporter à un homme. Mon corps avait subi les ravages causés par mes trois maternités. Mon ventre n’était plus aussi plat, mes seins s’étaient un peu affaissés et des rigoles de vergetures striaient l’intimité de mes cuisses. Par ailleurs, après des années d’abstinence, ma libido était presque annihilée. Mais sa patience, sa bonhomie ont fil des mois ébranlé mes défenses, ma méfiance. Il a balayé mes peurs avec la douceur qui le caractérise.

 

Mais rien ne m’avait préparée à sa demande en mariage. C’était au cours d’un dîner à la chandelle dans l’un des meilleurs restaurants de la ville. L’atmosphère était réellement ce soir-là à la romance. Je sentais bien dès notre arrivée qu’il y aurait quelque chose de particulier, mais j’étais à mille lieux de penser à une telle demande. Je la reçus comme un choc, une absurdité. Jamais je n’ai pensé me remarier. Je n’en éprouvais nullement l’envie. Ma vie auprès de mes trois enfants me satisfaisait pleinement.

 

J’avais passé de longues années à me rebâtir une vie décente et je ne me voyais pas introduire un homme dans l’intimité de ma vie familiale. Je n’avais jamais voulu qu’il rencontre mes enfants, malgré ses pressantes demandes. Pendant longtemps, je n’ai même pas voulu de ses aides financières. Je voulais coûte que coûte ne compter que sur mes propres forces. Je dissociais d’ailleurs mes deux existences. Pour moi j’en avais deux, celle avec mes enfants et celle auprès de lui. Je craignais surtout que mes enfants ne s’attachent à lui. Je voulais leur éviter une nouvelle souffrance et pour moi une autre désillusion si jamais notre relation se soldait par un échec. Je pensais éphémères les merveilleux moments que nous vivions ensemble. C’était égoïste de ma part, mais je ne me sentais pas par ailleurs capable d’assumer les responsabilités liées à une famille reconstituée. J’ai épuisé mes énergies à force de me battre pour élever mes enfants.

 

Lorsque je déclinai son offre, je vis tour à tour, la consternation, la douleur se succéder sur son visage. Le silence entre nous dura d’interminables minutes et je crus sonné le glas de notre relation. Mais un sourire désabusé étira ses lèvres et il prit mes mains par-dessus la table. La chaleur de son étreinte irradia mon être et je crois bien que c’est à cet instant que je pris pleinement conscience de la profondeur de mes sentiments pour lui.

 

Au cours de nos dix premières années ensemble, j’ai reçu deux autres demandes de sa part. Mais comme la première, je ne les ai déclinés. Pour moi, notre amour n’avait pas besoin de sacrifier aux exigences de la société. Je l’aimais, mais je ne voulais plus m’empêtrer dans les liens du mariage. Cela a été durant longtemps notre pomme de discorde. Mais il a fini par accepter ma philosophie.

 

Je ne l’ai présenté à mes enfants qu’après notre troisième année de liaison. A ma grande surprise, ils se sont attachés à lui. Il était devenu comme un père pour eux. Au fil des années, nos enfants respectifs ont fini par se connaître et s’apprécier. Comme une grande famille, on célébrait ensemble tous les événements importants, partait en vacances ensemble. Parfois, les enfants nous pressaient d’officialiser notre relation. C’est finalement devenu un sujet de plaisanterie entre nos cinq enfants et nous. Ses deux garçons ont aussi aujourd’hui chacun leur famille. Ensemble, malgré ma phobie du mariage, nous avons accosté à bon port.

 

Un coup de klaxon me fit revenir à la réalité. Nous venions d’atteindre l’hôtel où devait se tenir la fête donnée en l’honneur des jeunes mariés. Elle fut une réussite. 
J’avais fait réserver pour la nuit une suite à notre intention. Si Alfred en fut surpris, il ne le manifesta nullement. Au cours de toutes ces années, il s’était depuis longtemps habitué à mes unilatérales prises de décisions.

 

Lorsqu’on y pénétra, la bouteille de champagne et les deux verres que j’avais demandés étaient déjà disposés sur la petite table. Sa surprise me fit sourire car on était tous deux rompus de fatigue et il n’aspirait plus qu’à se coucher. Mais il ne refusa pas ma coupe. Il s’assit sur le bord du lit et de plus en plus intrigué y trempa les lèvres. Je mis fin à l’interrogation muette que je lisais dans son regard. Je formulai enfin ma demande : « Veux-tu m’épouser ? »

 

Je pus seulement voir le bonheur irradier son visage avant qu’il ne me m’enveloppe de ses bras.

LES BLESSURES DE L'A...