Tout dans ce monde de fou

Ecrit par Tiya_Mfoukama

« Je veux que tu puisses faire face à la vie,

 Je veux que tu sois forte dans cette vie

Je te donnerai tout, tout, tout, vraiment tout.

Dans ce monde de fou, fou, fou, vraiment tout.»

 

Quand je regarde Ma Suzy, assise sur cette natte, les jambes croisées, le regard dans le vide, je pense à ce petit extrait d’une chanson. Juste ce petit bout. Après avoir tout donné, à son enfant, être forte et faire face, c’est tout ce qu’une mère demande à son enfant. Etre forte et faire face.

Ma Suzy pleure, elle a des regrets. Elle aurait dû parler, elle aurait dû lui dire le fond de sa pensée. Ma Suzy ne lui a pas tout donné, et elle s’en veut. Ce sont les seules phrases qu’elle a prononcées. C’était il y a plus de deux semaines, depuis, Ma Suzy ne parle plus, et ne se nourrit presque plus.

 

Je ne l’ai pas vraiment vu ces trois dernières semaines. Je ne suis allée à aucune veillée. Je n’y arrivais pas. Ça a fait remonter des souvenirs trop douloureux…

Je reste assise près de Ma Suzy, aussi silencieuse qu’elle, le regard rivé sur la cour.  Je me passe intérieurement l'extrait de cette chanson en boucle. Je ne veux penser qu’à ça, rien d’autre. Une petite brise accompagne ce moment, et fait danser les feuilles mortes entassés naturellement dans la cour.

 

-Ils ont dit qu’elle avait été victime d’une agression suite à un braquage qui a mal tourné.

 

Je tourne ma tête vers elle, pour m’assurer que cette voix roque et presque effacée, sortie d’outre tombe est bien la sienne.

Son regard est toujours perdu dans le vide mais ses lèvres marquées par l’âge remues de façon presque imperceptible.

 

-Quel braqueur casse les côtés de sa victime ?

-….

-Quel braqueur, case un bras et déboîte l’autre… Quel braqueur bat sa victime jusqu’à la défigurer ? elle demande, des trémolos dans la voix. Quel braqueur s’acharne autant sur sa victime pour laisser l’argent dans les tiroirs, la télé, les ordinateurs ? Quel braqueur ? !

 

Sa voix se brise, dans un gros sanglot qui éteint sa voix, remplacée par un cri strident.

 

-C’était ma seule fille ! C’était ma seule fille. Elle répète parcourue de soubresauts. C’était ma seule fille. C’était ma seule fille et je l’ai laissé prendre ma fille !

-…..

-Il a pris ma fille !

-….

-Il a pris ma fille !

 

Je glisse ma main dans la sienne. Ses doigts sont si fins, si frités, si fragiles, que j’ai peur de les briser. Mais je les tiens, fermement. C’est ma façon à moi de lui donner le peu de force que j’ai, le seul soutien que je puisse lui apporter.

 

-Qu’est-ce qu’il me reste ? Elle murmure en reniflant bruyamment.

 

Je  resserre un peu plus ses doigts entrelacés aux miens essayant d’oublier. D’oublier que je suis aussi fautive. Si seulement je n’avais pas laissé mon téléphone. Si j’avais pris la peine de le regarder. J’y suis scotchée les trois quart du temps, mais il a fallu que ce soir là, je préfère me blottir dans les bras d’un homme, au lieu de lui venir en aide. Si seulement… J’aurai pu lui épargner cette douleur…


-Qu'est-ce qu'il me reste ? Elle répète


Ce n’est qu’en baissant la tête, face à tant de remords que je constate que je suis également en larmes.

 

Je  passe la journée avec Ma Suzy, ses sœurs et ses nièces. Et j’en apprends un peu plus sur la mort de Judith. Ce n’était pas un braquage. Il l’a battue à mort et s’en est allé comme un lâche, saccageant au passage leur maison, pour rendre plausible cette pseudo histoire de cambriolage.

Il n’a pas assisté à la veillée, d’ailleurs il a refusé tout rassemblement chez lui. Il n’a pas participé aux frais, et n’a opposé aucune réticence lorsque les cousines de Judith ont demandé les enfants.

 

Je rentre la tête pleine, le cœur lourd avec ce sentiment indescriptible. Mélange de culpabilité, de douleur, d’émotions inqualifiables. J’ai l’impression d’être une bombe à retardement émotionnelle pouvant exploser à tout moment.

Je me laisse glisser le long de la porte d’entrée et pleure de tout mon saoul.

 

« Cher toi… Aujourd’hui, je t’écris après avoir passé la journée chez Ma Suzy, la mère d’une collègue, Judith. Judith est morte il y a bientôt trois semaines. Elle est morte sous les coups de son mari, laissant sa mère, ses enfants, ses tantes, ses cousines, ses amies endeuillées. Pourquoi je te l’écris ? Parce que je voudrais que tu m’expliques cet égoïsme propre aux hommes. Cette facilité à tout briser pour se satisfaire sans jamais penser aux répercutions, aux maux que tout cela engendre. Pourquoi utilisez-vous toujours votre force, qu’elle soit physique ou mentale pour nuire, briser, détruire tout ce qui vous entour ? Pourquoi prenez-vous toujours tout, pour ensuite donner des morceaux brisés, difficiles à recoller dans le meilleur des cas, et de la poussière dans le pire des cas ! Pourquoi prenez-vous tout ? Toute cette éducation, toute cette dévotion, toute cette fidélité, toute cette soumission, toute cette douceur, tout ce qui fait de nous des femmes.

Maman t’a attendu, chaque jour, depuis ton départ. Elle avait espoir que tu reviennes, parce que c’est ce que tu lui avais faire croire.

J’ai lu toute votre correspondance d’étudiants amourachés, tu lui promettais la lune, les étoiles, la galaxie, « mais on va commencer par une maison même à Poto-poto, pourvu que nous soyons ensemble », tu as écrit sur l’une d’elle. J’ai ri et espéré aussi en lisant cette lettre. Mais cette maison, même à Poto-poto, elle ne l’a jamais eue.

Je l’ai vu perdre son sourire au fur est à mesure des années, je l’ai vu perdre ses formes voluptueuses, vendre le peu que nous avions et tout cela en espérant ton retour. Elle est morte de chagrin, elle est morte parce qu’elle t’aimait, toi. Toi le grand salopard qui a refait sa vie sans jamais regarder derrière. Sans se soucier de cette infirmière et de son enfant à qui tu ne laissais que deux photos floues !  »

 

Je dépose fébrilement mon stylo, prise d’un mal de tête sans nom.

Je vais m’allonger plus épuisée que jamais. Ce trop plein de questions sans réponse, m’épuise.

 

« Clic, clic »

 

-Hey…

 

Sa main chaude vient se poser sur mon épaule dénudée, et j’ai un mouvement de recul. Il la retire aussitôt. Ce soir, plus que jamais, je n’ai pas envie de le voir. Je n’arrive à rien dissocier et l’assimile à eux, ces hommes…

 

-Inaya…

-….Pas ce soir Alex, snif. Pas ce soir…

-Okay.

 

Je ferme les yeux, essayant de canaliser la douleur sans y parvenir. C’est le branle bas de combat

 *

* *


D’un pas hésitant, je franchis l’entrée du bar, empoignant fermement l’anse de mon sac à main. Je devrais peut-être faire demi-tour, c’est pas une si bonne idée, je me dis prête à me retourner. 

Alors que je balaie une dernière fois la salle, prête à revenir sur mes pas, j’aperçois une main, s’agiter de gauche à droit et on baissant les yeux sur le propriétaire, je tombe sur son sourire. 

Je ne peux plus rentrer chez moi, prétendre avoir eu un empêchement ou un souci de dernière minute pour ne pas honorer ma parole. Ça ne l’aurait pas surpris, il a déjà l’habitude …



-Naya ! Laisse-moi te présenter Junior et Désiré, des amis et collègues de travail. Les gars, je vous présente Inaya.

-Enchanté !

-Ah enfin, on la rencontre ! On a beaucoup entendu parler de toi. Si t’es sympa, je te dirai si c’était en bien ou en mal.

-Désiré, tu fatigues. soupire Alex en me proposant le siège à ses côtés.


Il s’est bien caché de me dire qu’il n’était pas seul. 

Si je les avais aperçus avant, je ne serai pas venue, et je ne me saurais pas formalisée d’un quelconque mensonge pour justifier mon absence. 

Pour une raison qui m’échappe, je me suis sentie coupable de l’avoir renvoyé aussi froidement il y a deux jours, alors quand il m’a demandé de le rejoindre dans un bar à la descente, je lui ai dit oui. Je pensais que nous serions seuls, lui et moi, et que je pourrais lui présenter, ce qui s’apparenterait de près à des excuses. Mais il a volontairement omis de m’informer de la présence de ses deux amis. Pourtant, il sait à quel point je n’aime pas ce genre de rencontre.  


-Qu’est-ce que tu bois Naya ? Une bière, un coct…

-Inaya. je le corrige sèchement, je m’appelle Inaya.

-Ah ! Désolée. il répond après un moment de flottement. 

-Junior toi aussi, c’est le propriétaire qui peut seulement l’appeler comme ça ! 


Sa réplique déclenche l’hilarité de la tablée, mais je ne les rejoins pas. Je ne trouve pas ça drôle et lui demande quand il semble enfin reprendre son calme :


-Je ressemble à une chose ?

-Pardon ? il demande sa bière suspendue près de ses lèvres.

-Je vous demande si j’ai l’air d’une chose ? Est-ce que…Est-ce que j’ai l’air si désarticulé et sans vie pour ressembler à une chose ?

-…Oh !


Il se met à chercher un soutien dans le regard de son ami puis dans celui d’Alex, avant de se tourner vers moi, probablement à l’affût d’un sourire qui le laisserait penser que je suis en train de plaisanter. Mais je ne lui offre qu’un visage inexpressif et poursuit :


-Il n’y a que les choses qui ont des propriétaires, et moi je ne suis pas une chose. Je ne suis la propriété de personne. Mon prénom est Inaya et je n’apprécie pas que l’on me nomme par un diminutif que je n’apprécie alors même qu’on ne se connait pas !

-Inaya. intervient Alex posant sa main sur mon épaule. Ça va détends-toi, il ne voulait pas…

-Non ! J’me détends pas ! je lance en repoussant sa main. C’est comme ça que vous faites ! Tout le temps ! Vous prenez tout pour acquis ! Vous chosifiez tout ! Et vous vous prenez pour des propriétaires de « choses » que vous utilisez, usez et abusez avant de les jetez et les remplacer !


Je le dis d’une traite, et m’en rends compte quand ma respiration haletante fait écho au silence survenu sur la table. Ils ont tous les yeux hagards, rivés sur moi.

J’aurais pas dû venir, j’aurais dû faire comme d’habitude et le planter. Il n’en aurait pas fait ça, et se serait évité ça. 


Attrapant mon sac je me lève pour rejoindre les toilettes et essayer de me rafraichir un peu. Je suis en sueur, mes yeux sont ternes et mes paupières lourdes. Ce sont les signes que j’ai trop accumulé ces derniers temps et que je dois me reposer. Je ne le fais pas souvent, mais là….

J’aurais vraiment du rentrer.


-…Et en plus de ça, elle a ce genre de comportement, faut la laisser. j’entends alors que je me rapproche de la table et que personne ne me voit.

-La go est broke comme c’est pas parmi et toi tu veux gérer ça ? Ce genre là, c’est le plus dangereux, celui qui t’explose à la figure et qui emmène tout le monde dans sa chute. Laisse-là, y’a mieux. Et Yvette, elle est là non?

-Je vais y aller. je lance sans même reprendre ma place.

-Attends, on …

-Passez une bonne soirée. Je dis en m’éloignant


Je ne peux pas leur en vouloir, ils ont raison, « y’a mieux », beaucoup mieux que moi. 

J’espère juste qu’ils réussiront à le lui faire comprendre. 




 


Bisous en pagaille !

Tiya ;) 

 

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