
Chapitre 6 : Huit ans de silence
Write by Kaylee
CHAPITRE 06
*** AALIYAH
L’eau s’écoule lentement sur mes mains. Je frotte, je rince, je recommence. Cela fait dix minutes que je lave les mêmes deux tasses sans m’en rendre compte. Je suis là, debout dans cette cuisine inondée de lumière, mais l’intérieur, lui, reste dans l’ombre. Mon regard est vide, figé sur un point invisible. C’est comme ça que mes journées commencent, après le rituel du matin. Fajr, le ménage, le petit-déjeuner… puis ce vide.
Ce matin encore, Saïd a mangé en silence. Il a bu son thé, consulté son téléphone, et s’est levé sans un mot. Comme d’habitude. Il a dit « merci » du bout des lèvres. C’est presque devenu un exploit.
Je dépose les tasses sur l’égouttoir et m’essuie les mains sur mon pagne. La maison est déjà impeccable, je l’ai nettoyée à l’aube comme tous les jours. Il n’y a plus rien à faire. Pas vraiment.
Alors je monte. Ma chambre est mon refuge. Une petite pièce au fond du couloir, la seule que je peux appeler vraiment mienne. Les murs sont nus. Juste une étagère en bois avec quelques livres : des romans, de la poésie, deux recueils religieux. Je me laisse tomber sur le tapis, dos contre le lit, jambes croisées. J’ouvre un vieux cahier, celui où je recopie les phrases que j’aime. Les phrases qui me font croire que je suis plus qu’une épouse invisible.
Je relis un passage souligné au stylo bleu :
“La patience est une forme de foi. Elle ne crie pas, elle endure. Elle ne s’impose pas, elle espère.”
Je ferme les yeux. J’essaie d’y croire encore. Mais il y a des jours où même la foi semble mince comme un fil qu’on tire trop fort.
Vers midi, je descends préparer le déjeuner. Riz, légumes sautés, poisson braisé. Je fais simple. Je cuisine bien, je le sais. Il ne le dit pas, mais il mange toujours tout. C’est ma seule petite victoire.
Je frappe doucement à son bureau.
— Dédé, le déjeuner est prêt.
Il répond sans détourner les yeux de son écran :
— J’arrive.
Je redescends. Je n’attends plus qu’il mange avec moi. Il préfère prendre son assiette seul, parfois même dans le salon, devant les infos. Moi, je retourne dans ma chambre.
En début d’après-midi, je m’allonge un peu. La chaleur commence à monter, la maison est silencieuse. J’entends juste le ventilateur qui ronronne, et parfois le bruit de ses pas à l’étage. Je ne dors pas. Je ferme juste les yeux, pour m’échapper sans bouger.
Puis vers 16h, je me lève. Je vais sur la terrasse avec mon petit plateau de thé. J’ai pris cette habitude. Mon moment à moi. Je regarde le ciel changer de couleur, les oiseaux passer. Parfois, une voisine m’aperçoit depuis le balcon de son immeuble et me salue de loin. Mais on ne parle jamais vraiment.
Je venais à peine de finir de ranger le salon quand on frappe à la porte.
Trois coups secs, déterminés.
Je me précipite pour ouvrir. Mon cœur rate un battement en découvrant celle qui se tient là, droite comme un bâton, son sac posé fermement sur l’épaule : la mère de Saïd.
— Bonjour, maman, dis-je immédiatement, un peu surprise.
— Bonjour, Aaliyah. Je peux entrer ?
— Bien sûr…
Je m’écarte, elle entre d’un pas lent mais sûr, comme chez elle — car, au fond, c’est encore un peu le cas.
Je cours lui chercher un verre de bissap. Quand je reviens, elle est déjà assise dans le salon, son regard fixé sur un coin du mur. Elle ne dit rien. Je lui tends le verre. Elle ne le touche pas.
Un silence s’installe. Long. Presque pesant.
— Tu vas bien, maman ? demandé-je prudemment.
Elle ne répond pas tout de suite. Puis enfin :
— Oui. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit aujourd’hui.
Je baisse les yeux.
Elle pose enfin ses mains sur ses genoux, comme pour se stabiliser, puis me fixe droit dans les yeux.
— Aaliyah. Ça fait huit ans. Huit ans que vous êtes mariés, toi et Saïd. Et je ne vois pas d’enfant. Pas même un début. Rien.
Je sens ma gorge se nouer. Je baisse à nouveau les yeux, incapable de soutenir son regard.
— Pourtant, continue-t-elle calmement, on avait tout vérifié. Avant le mariage, on a fait tous les examens. Fertilité, compatibilité… Vous étiez tous les deux aptes. J’ai insisté pour qu’on le fasse, tu te souviens ? Ce mariage, je voulais qu’il marche. Je ne voulais pas d’erreurs.
Je murmure :
— Je me souviens, oui.
— Alors dis-moi, Aaliyah. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je reste silencieuse.
Elle insiste, plus doucement cette fois.
— Est-ce que vous avez… essayé ? Je parle franchement. Je suis une femme avant d’être sa mère. Est-ce qu’il t’a touchée, au moins une fois ?
Je relève les yeux vers elle, lentement. Je n’arrive pas à parler, alors je secoue la tête. Une seule fois. Un tout petit geste de vérité.
Elle ferme les yeux une seconde. Elle semble à la fois déçue, peinée, et en colère. Mais elle garde le contrôle.
— Huit ans, souffle-t-elle. Et pas une seule fois. Tu vis ici comme une veuve, alors que ton mari dort dans la pièce d’à côté.
Je réponds à voix basse :
— J’ai essayé, maman. Au début. Je me suis maquillée, parfumée… Je lui parlais doucement. Je voulais créer quelque chose. Mais il me regardait à peine. Il disait qu’il était fatigué, ou qu’il avait du travail. Il fuyait toujours.
Elle m’écoute sans m’interrompre.
— Et puis j’ai compris. Ce n’était pas moi. C’est lui qui ne voulait pas. Il n’en avait pas envie. De moi. De tout ça.
Elle reste silencieuse un moment, puis dit :
— Pourquoi tu ne m’as jamais rien dit, Aaliyah ? Pourquoi avoir gardé ça pour toi si longtemps ?
— Parce que… j’avais honte. Et je croyais que ça passerait. Qu’un jour, peut-être, il me verrait. Peut-être qu’il me désirerait enfin.
— Et aujourd’hui ? Tu espères encore ?
Je lève les yeux vers elle. Mon regard est vide.
— Non. Plus maintenant.
Elle soupire. Longuement. Puis elle se lève et commence à marcher lentement dans le salon, observant les murs, les cadres, les plantes mortes sur la table.
— J’ai été aveugle. Je venais ici chaque année, je vous observais, mais je ne voyais rien. Parce que je ne voulais pas voir. Je me disais que tu étais sage, patiente. Une bonne épouse. Et que Saïd finirait par s’ouvrir. Mais il n’a rien fait. Il t’a laissée seule. Comme s’il t’avait oubliée dans un coin de la maison.
Je me mords les lèvres. Je sens mes yeux me piquer.
Elle s’arrête et se tourne vers moi.
— Aaliyah, ce n’est pas ça, un mariage. Ce n’est pas cette froideur, cette absence. Ce n’est pas un trou noir où l’on enterre une jeune femme vivante.
Elle s’approche, pose une main sur mon épaule.
— Tu mérites mieux que ça. Tu mérites d’être aimée, touchée, regardée, désirée. Et surtout, tu mérites une vie. Pas une cellule dorée.
Je retiens un sanglot. Elle le sent, mais elle continue.
— Je vais lui parler. Moi-même. Il ne pourra pas se cacher éternellement. Il doit affronter la vérité. S’il a un problème, on le réglera. Mais s’il refuse de faire un pas… alors je le pousserai moi-même.
Elle me fixe, plus dure cette fois :
— Et toi, Aaliyah, ne te laisse plus mourir doucement. Tu as été trop digne, trop silencieuse. Maintenant, tu dois parler. Exister. T’imposer.
Puis elle se détourne, saisit son sac, et se dirige vers la porte.
— Je reviendrai demain. Prépare-toi. Il est temps de mettre des mots sur ce silence.
Et elle s’en va.
Je reste là, dans le salon, les yeux perdus. Mais quelque chose en moi s’est réveillé. Une colère sourde. Ou peut-être, une étincelle.
Je referme doucement la porte après son départ.
Le silence retombe, encore plus lourd qu’avant. Mais ce n’est plus le même silence.
Je reste debout un moment, figée, les yeux dans le vide. Comme si mon corps refusait de bouger. Comme si tout ce que je venais d’entendre devait d’abord couler lentement dans mes veines avant de m’atteindre vraiment.
Elle a dit : « Tu vis comme une veuve. »
Elle a dit : « Ce n’est pas ça, un mariage. »
Elle a dit : « Tu mérites d’être aimée. »
Je m’assois lentement sur le canapé. J’ai l’impression que mes jambes ne me portent plus. J’ai passé huit ans à me convaincre que tout allait bien tant que je ne faisais pas de vagues. Tant que je restais discrète. Tant que je faisais ce qu’on attendait de moi.
Mais aujourd’hui, quelqu’un m’a regardée. Vraiment. Quelqu’un m’a vue.
J’ai envie de pleurer, mais rien ne sort. Juste un poids, énorme, dans la poitrine.
Je repense à toutes ces années à préparer ses repas, à attendre derrière sa porte, à me faire belle pour rien. À prier pour qu’il me parle, me touche, me voie.
Et puis j’ai arrêté. Je me suis mise sur pause. J’ai arrêté de désirer. J’ai arrêté d’espérer. J’ai pris ma douleur et je l’ai enfermée dans une boîte. Mais là, elle se rouvre. Et elle brûle.
Je me lève d’un coup, presque violemment. Je monte dans ma chambre, j’ouvre le tiroir où je garde mes romans. Je les sors tous. Un par un. Ces histoires d’amour que je lisais pour m’évader, pour me faire croire que j’étais vivante, moi aussi.
Je les regarde avec un dégoût nouveau. Ce n’était pas de l’évasion. C’était une fuite. Un mensonge.
Je les remets dans le tiroir. J’en garde un dans la main, puis je le jette sur le lit.
Je n’ai plus envie de m’évader. J’ai envie d’exister.
Je m’approche de la fenêtre. Le soleil tape fort dehors, mais moi, j’ai toujours vécu dans la pénombre. J’ai peur. Peur de ce que ça voudrait dire de parler, de me dresser, de dire non. Mais pour la première fois, cette peur ne m’écrase pas. Elle me fait vibrer.
Peut-être que c’est ça, l’étincelle dont on parle. Ce petit quelque chose qui se rallume dans le noir. Qui dit : tu as le droit, toi aussi.
Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Ni ce que je vais dire. Mais une chose est sûre : après cette visite, je ne pourrai plus faire semblant.
*
Le soir tombe. Je suis toujours dans ma chambre, assise sur le bord du lit. J’ai passé des heures sans bouger. Je n’ai pas lu. Je n’ai pas dormi. Je n’ai pas cuisiné. Rien. Et pour une fois, je m’en fiche.
Vers vingt heures, j’entends la porte de son bureau s’ouvrir. Ses pas sur les marches. L’eau qui coule dans la cuisine. Puis sa voix, distante mais audible.
— Aaliyah ?
Je ne réponds pas.
Il monte, s’arrête devant ma porte. Il frappe, doucement.
— Tu n’as pas fait à manger ?
Je lève les yeux vers lui. Il est là, adossé au chambranle, l’air un peu perdu, un peu agacé aussi.
— Non, dis-je calmement. Pas aujourd’hui.
Il fronce les sourcils. Ce n’est pas une colère violente. C’est de l’incompréhension.
— T’es malade ?
— Non.
Il attend une explication, mais je ne lui en donne pas. Je me contente de soutenir son regard.
— Il y a eu un problème ?
Je hoche la tête. Oui, il y a un problème. Mais ce n’est pas nouveau. Il date de huit ans.
— Ta mère est venue.
Il se fige un peu.
— Elle est montée ? Elle t’a dit quelque chose ?
— Elle m’a vue. C’est tout.
Un silence. Il reste planté là. Il cherche sans doute à mesurer la portée de mes mots. À deviner ce que j’ai en tête. Je me lève doucement. Je vais vers lui.
— Elle m’a dit qu’un mariage sans enfants, sans affection, sans parole, ce n’était pas normal. Qu’on avait fait tous les tests, qu’il n’y avait aucune raison. Et elle a raison, Saïd.
Il ne dit rien. Je poursuis, plus doucement.
— Tu sais ce qui est le plus dur ? Ce n’est pas l’absence d’amour. C’est de ne même pas avoir eu le droit d’en réclamer. De vivre à côté d’un homme comme un fantôme.
Il détourne les yeux. Je ne le reconnais pas. Il a l’air moins sûr de lui. Presque coupable.
— Je n’ai jamais voulu te faire du mal, dit-il, la voix basse.
— Tu ne m’as pas fait du mal. Tu m’as ignorée. C’est pire.
Il serre la mâchoire. Je le vois lutter avec des mots qu’il n’a pas l’habitude de dire.
— C’était pas contre toi. Je… Je n’ai jamais voulu de ce mariage.
— Moi non plus, je réponds.
Nos regards se croisent. Pour la première fois depuis longtemps, il me regarde vraiment.
— Alors pourquoi tu es restée ?
Je souris tristement.
— Parce que je n’avais nulle part où aller. Et parce que j’espérais… qu’un jour, tu me vois.
Il baisse les yeux. Silence.
— Et maintenant ? demande-t-il.
Je prends une grande inspiration. C’est là que tout bascule.
— Maintenant, je veux vivre. Pour moi.
Je le laisse là, dans le couloir. Figé. Je retourne m’asseoir, le cœur battant. J’ai parlé. Pas crié, pas supplié. Juste dit la vérité.
*
*
*** SAÏD
Je reste planté là, devant la porte de sa chambre. Les bras ballants. Mon cœur bat plus vite que d’habitude. Pas à cause d’elle. À cause de ce qu’elle vient de dire. De ce qu’elle a osé dire.
Je descends sans bruit. Je me sers un verre d’eau, que je ne bois même pas. Je sors mon téléphone. Je cherche son nom.
“Maman.”
Je l’appelle.
Elle décroche presque aussitôt.
— Allô, mon fils.
— Pourquoi es-tu venue ici aujourd’hui ?
— Bonsoir à toi aussi, répond-elle, sèche.
— Maman, je te demande pourquoi tu es venue te mêler de mon foyer ?
Un silence. Puis elle soupire.
— Parce que ton foyer, justement, il est vide, Saïd.
— Ce n’est pas ton problème.
— Si. Parce que c’est moi qui vous ai mis ensemble. C’est ton père et moi qui avions insisté pour ce mariage. Parce qu’on pensait savoir ce qui était bon pour toi.
Je serre la mâchoire.
— Tu ne peux pas débarquer chez moi, parler à ma femme, lui mettre des idées en tête !
— Des idées ? C’est donc ça, ce que tu crois ? Que ta femme n’a pas de cerveau ? Qu’elle est restée là toutes ces années par choix ?
Je ne réponds pas. Elle enchaîne, la voix posée mais ferme.
— Elle a tenu ton foyer comme une femme droite. Sans un mot. Sans plainte. Tu l’as regardée, au moins, une fois ? Tu t’es déjà demandé comment elle tient debout depuis huit ans ? Tu sais ce que j’ai vu en entrant dans votre maison ? Une prison. Et deux étrangers qui y vivent.
Je m’adosse au mur, la main sur la nuque.
— Tu ne comprends pas. Ce mariage, je ne l’ai jamais voulu.
— Moi non plus, je n’ai jamais voulu voir mon fils devenir un homme froid, distant, incapable d’amour. Et pourtant on y est, non ?
Ses mots claquent. Pas de cris. Juste une vérité brute, qui fait mal.
— Tu n’avais pas à lui parler, je répète, plus bas.
— Et toi, tu avais à ne jamais lui parler pendant huit ans ? Tu penses qu’elle ne mérite même pas une explication ? Tu sais ce qu’elle m’a répondu quand je lui ai demandé pourquoi elle restait ? “Parce que je n’ai nulle part où aller.” Tu réalises, Saïd ?
Je ferme les yeux. Elle a dit ça…la même chose qu’elle m’a répétée.
Ma mère continue, plus douce maintenant.
— Mon fils, tu peux être blessé, en colère… mais ça ne te donne pas le droit d’abîmer quelqu’un d’autre pour ça.
Je reste silencieux.
— Réfléchis, Saïd. Parce qu’un jour, elle partira. Et ce jour-là, tu verras ce que c’est qu’un vrai vide.
Elle raccroche sans attendre de réponse.
Je reste là, seul, le téléphone à la main. L’estomac noué.