
Chapitre 5 : Enfin
Ecrit par Nobody
Je gare ma voiture dans le petit parking ombragé de mon entreprise, les nerfs encore tendus après ma visite au collège. Le soleil de l’après-midi tapait avec vigueur, et dans l’habitacle, l’air était devenu lourd. Je coupe le moteur, inspire profondément, et attrape mon sac. Je n'ai pas encore digéré les noms inscrits sur le bout de papier plié dans ma poche : ceux des enfants qui faisaient vivre l’enfer à ma fille et leurs parents.
En entrant dans les locaux, je ressens immédiatement de l’agitation. Des voix résonnaient dans les couloirs, et l’odeur du café réchauffé flottait dans l’air. À peine j'ai eu le temps de franchir le seuil de l’open space que j'aperçois Jocelyne, mon bras droit, qui m’attendait devant mon bureau, tablette à la main et regard soucieux.
— Ah, tu tombes bien, dit-elle en marchant à ma rencontre. On a un souci avec le spot vidéo pour la campagne “Wɛdo pour toutes”. L’équipe créa veut refaire tout le visuel, ils disent que ça ne colle pas au brief initial. Et le client appelle dans quelques heures.
Je lève les yeux au ciel, puis j'esquisse un petit sourire sans joie.
— Ce n’est pas possible… Bon, on va voir ça ensemble vite fait. J’ai trente minutes pas plus, je dois avoir un point très important avec Charles ensuite.
On s'installe dans mon bureau vitré, baigné d’une lumière douce grâce aux rideaux beiges à demi fermés. Lyne pose sa tablette sur la table basse et lance la vidéo. Pendant deux minutes, les images défilèrent : des femmes marchant dans les rues de Cotonou, des visages rieurs, des plans serrés sur des mains en action. Le message était puissant, mais le rythme traînait, et certaines transitions manquaient de finesse.
— Je comprends ce qu’ils veulent dire, j'admets en croisant les bras. On est à côté du message d’empowerment. Trop contemplatif. Il nous faut plus de force, plus de réalité, moins de plans “Instagram”.
Lyne hoche la tête, visiblement soulagée que je sois sur la même longueur d’onde.
— Je te laisse réajuster le brief, envoie-leur avant la fin de journée. Et appelle le client avant qu’il ne nous appelle s'il te plait.
— C’est noté. Et sinon, Maïssa, ça va ? demande-t-elle en rangeant sa tablette.
Je marque un temps d’arrêt. J'hésite à tout lui raconter, mais le poids dans ma poitrine était encore trop lourd pour être partagé.
— On en parle une autre fois. Merci Lyne.
Dès que la porte se ferme derrière Lyne j'ouvre mon teams puis appelle directement Charles. Je n'avais plus beaucoup de temps à passer au bureau donc il me fallait régler ça au plus vite.
Charles ne tarde pas à me rejoindre en ligne et on aborde directement ce qui nous ramène.
— Est-ce que tu as eu le temps de regarder les tableaux que nous avons reçus ? me demande-t-il alors que j'ouvrais le premier tableau
— Je t'avoue que non mais je suis dessus, prenons Damien par exemple j'ai son tableau sous les yeux.
Je me tais un instant le temps de parcourir la liste de ses tâches et surtout les dates de début et celles auxquelles il a reçu les demandes. Je pousse un soupir que j'exagère volontairement.
— Regarde ce que font tes gens Charles, toi même regarde. Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là. Sur le 1er fichier que j'ai ouvert comme ça au hasard il y a déjà des choses qui me font froncer les sourcils alors je ne veux même pas imaginer le reste. Tiens par exemple, il a traité en priorité la demande reçue la semaine dernière alors qu'il s'est positionné sur une demande de plus de 2 mois déjà mais qu'il n'a pas encore traité. Mais c'est fou, on va couler à ce rythme là Charles je suis très sérieuse. Comment expliquer ça ?
— Je comprends ton mécontentement mais je vais reprendre les choses en main et tout va rentrer dans l'ordre
— J'espère bien Charles j'espère bien ! C'est toi mon head of, c'est à toi que revient la responsabilité de vérifier que tout se passe bien. Je vais laisser à ton équipe et à toi même deux semaines pour qu'on commence à traiter les anciennes demandes en priorité, tu regardes avec ton équipe et tu m'envoies les dix premières demandes dans l'ordre avec les dates, je vais moi même m'en occuper, le reste l'équipe et toi vous vous mettez dessus s'il te plait, toujours dans l'ordre du plus ancien au plus récent, toujours. Je te demande également de faire des réunions chaque deux jours avec toute l'équipe pour connaitre l'avancement et tu me fais le compte rendu à chaque fois s'il te plait. Je te laisse aussi voir si une prime est envisageable et tu me diras lors de notre prochain point, si tu penses que ça va motiver tes troupes tu me dis.
— D'accord Naila et je suis vraiment désolé d'avoir laissé les choses s'étaler comme ça, ça ne se reproduira plus.
— A nouveau je l'espère Charles. Pour les congés de fin d'année également tu en parles à ton équipe, qu'ils envoient leurs demandes dès à présent à Lyne en me mettant en copie, on va les traiter rapidement. Tu me fais un point également sur les dates de départ de tes gars en CDD pour qu'on pense déjà à un remplacement si nécessaire. Pour la nouvelle recrue tu vois avec Lyne, tu lui communiques la description du profil que tu recherches et dès demain on t'enverra la fiche de poste pour l'annonce, si tu la valides on la mettra en ligne et ça sera à toi de mener les entretiens. Je crois que c'est tout pour moi, tu avais un autre point à voir ?
— Non c'est bon pour moi aussi, je regarde et je te fais livrer le nécessaire
— Merci Charles, à toute
Je coupe l'appel après avoir reçu sa réponse puis je me plonge directement dans mes dossiers. A trente minutes de mon heure de départ, je me rends sur internet et je commande deux nouvelles tenues de travail : deux chemisiers noirs et deux pantalons, un noir et l'autre rouge bordeaux.
Une fois la commande lancée je me lève et range mes affaires, je fais bien attention à bien ranger la lettre dans mon sac à main puis je ferme mon bureau. Je lance une salutation générale puis je sors.
Une fois dehors, je remonte dans ma voiture et prend la route du collège avec un mélange d’appréhension et de tendresse.
Quand j'arrive, Maïssa m’attendait déjà devant le portail, son sac sur le dos, les bras croisés. Dès qu’elle me voit, elle fait aurevoir de la main à un garçon et court vers moi puis grimpe sur le siège passager.
— Tu es venue plus tôt que d’habitude, dit-elle avec un petit sourire.
— Je voulais avoir le temps de papoter un peu avec toi avant qu’on aille chez papi et mamie.
— Tu as eu les noms ? demanda-t-elle directement, sans détour.
Je tourne la tête vers elle, la scrutant. Ma fille grandissait trop vite.
— Oui. J’ai parlé avec le CPE. Il m’a tout donné. Et toi, comment s’est passée la journée ?
Maïssa haussa les épaules et détourna les yeux vers la fenêtre.
— Ça allait. Personne n’a rien dit aujourd’hui. Peut-être qu’ils ont eu peur que je parle à un prof.
Je démarre doucement, gardant les yeux sur la route.
— Maïssa, tu n’as pas à avoir honte ou peur. Ce qu’ils font, c’est grave. Et tu n’es pas seule, d’accord ? Je suis là. Et je vais m’occuper de ça.
— Tu as appelé leurs parents ?
— Non, pas encore. Mais je vais les rencontrer. On va poser les choses calmement.
Maïssa ne répond pas. Elle avait les bras serrés autour de son ventre, les yeux perdus dans les arbres qui défilaient sur le bord de la route.
— Tu sais, dit-elle après un moment, parfois, je me dis que j’aimerais ne plus être là.
Je freine brusquement, le cœur battant, une boule me nouant la gorge.
— Maïssa…
— Je rigole, hein, ajoute vite ma petite fille. Enfin… à moitié. C’est juste que ça fait mal, maman. J’ai rien fait, et ils m’humilient pour... pour des bêtises.
Je tends la main et pose mes doigts sur ceux de ma fille, serrant doucement.
— Tu es forte. Et tu n’es pas seule. Tu vas voir, tout va s’arranger. Tu as une famille qui t’aime et qui va te soutenir, quoi qu’il arrive. Et je vais t'apprendre moi à te défendre. Tu me connais non ? Tu sais que j'ai le sang chaud chaud quand il faut non ? Mais sache que je n'ai pas toujours été comme ça mais on reparlera à la maison d'accord ?
Maï hoche la tête, en silence, puis laisse un petit sourire percer.
— Bon, on va chez papi et mamie ? Tu crois qu’il y aura du jus de bissap ? demande-t-elle
— À ton avis ? Tu connais ta grand-mère.
On éclate d’un rire discret, brisant enfin la tension qui flottait dans la voiture.
Je gare la voiture devant la maison familiale, aux côtés de celles de mes deux frères. Le chant des oiseaux se mêlait aux éclats de voix qui s’échappaient déjà du jardin. Je reconnais immédiatement le rire tonitruant de Chafik, mon frère cadet, suivi du claquement typique de la voix grave de Khadim, l’aîné de la fratrie.
— On dirait qu’ils t’ont pas attendue, dit Maïssa avec un sourire
— Comme d’habitude. Allez, viens. On va leur montrer c’est qui les vraies reines.
La cour était animée comme à chaque réunion de famille. Sur la terrasse, les enfants couraient pieds nus, un ballon entre les mains, pendant que leur grand-mère les rappelait à l’ordre d’un ton faussement sévère.
— Hé ! Yayi ! Pas dans les plantes, oh ! Tu veux encore casser les pots de ta grand-mère ?
Une pluie de rires lui répond, et un ballon vint rouler jusqu’à mes pieds. Je le ramasse avec un geste souple et entre dans la cour avec Maïssa à mes côtés.
— Voilà ! La grande directrice est là ! crie Chafik en me voyant.
— On peut enfin commencer à manger, renchérit Khadim, un verre de jus de fruit à la main.
— Tata Naïla ! cria l’un des petits, en se précipitant pour m’enlacer.
Je me baisse pour le serrer fort contre moi, puis je fais de même avec un autre, puis une autre, avant de me tourner vers mes frères.
— Vous abusez, vous venez en avance juste pour dire que je suis en retard. C’est calculé.
— C’est la stratégie du premier né, dit Khadim en haussant les épaules. Toujours un coup d’avance.
— Ça c’est parce que tu vis chez maman, répondit Chafik en riant. Tu n’as qu’à descendre de ta chambre pour être là. C’est de la triche.
Ils s’échangèrent des tapes, des rires, des remarques pleines de tendresse. Je sens mes épaules se détendre enfin. L’air embaumait le poisson grillé, l’attiéké et la sauce tomate au piment que je reconnaîtrais entre mille. Sur la grande table en plastique, ma mère, toujours impeccable dans son pagne wax noué à la hanche, s’activait à répartir les plats dans les assiettes.
— Tu veux du bissap bien glacé ou du jus de gingembre ? je demande à Mai sans me retourner.
— Bissap, s’il te plaît. Tu lis dans mes pensées.
— Tu es ma fille, non ? je réponds en haussant les épaules avec un petit sourire fier.
Maï rejoignit aussitôt ses cousins, attrapant une brochette au passage, et je laisse mon regard suivre sa fille un instant, rassurée de la voir rire. Elle se trouvait avec sa cousine Soraya de 10 ans et ses petits cousins respectivement Ikhlass de 4 ans et Sobour de 7 ans, c'était la plus grande de la fratrie des cousins. Même si je sais que les blessures de la journée n’étaient pas encore cicatrisées, ce simple moment de normalité valait de l’or.
On mange tous dans une atmosphère joyeuse. Chafik nous racontait comment son fils avait redécoré le salon avec un stylo indélébile, Khadim se lança dans une imitation hilarante de papa qui pestait contre le nouveau maire, et mama ponctuait le tout de regards complices et de tapes légères sur la tête de ceux qui exagéraient trop.
Quand les enfants eurent fini leur repas, leur grand-mère les appela.
— Allez, montez dans la chambre d’amis pour regarder votre dessin animé. Pas plus d’une heure, hein. Et pas de bagarre pour la télécommande.
— Oui mamieééé ! répondirent-ils en chœur.
Ils s’éparpillèrent en riant, leurs voix s’éloignant dans l’escalier. La maison retrouva un calme relatif. Chafik se leva pour débarrasser la table, Khadim passa en mode “oncle tranquille” et alla s’installer dans le fauteuil de rotin avec un soda, pendant que je restais assise, adossée contre le mur, une serviette en papier encore roulée entre mes doigts.
— Bon… je dis doucement
Mes frères tournèrent la tête vers moi.
— Tu as l’air sérieuse, remarque Chafik en revenant avec un plateau.
— C’est à cause de la lettre ? demande maman, en s’asseyant à son tour
Je sors lentement l’enveloppe de mon sac.
— Je sais pas par où commencer. Mais je crois que c’est important. Très important. Même si je ne l'ai pas encore lu je rajoute en anticipant la question de maman
— C’est toujours comme ça les histoires de famille, répond cette dernière en soupirant.
— C’est une lettre qui a été envoyée du Congo. Par une femme que je ne connais pas mais que maman et papa semblent connaitre, n'est-ce pas ?
Le silence tomba comme un rideau. Les yeux de ma mère s’écarquillèrent, ses lèvres s’entrouvrirent, mais aucun mot n’en sortit immédiatement.
— Une lettre ? répéte Khadim, comme s’il avait mal entendu.
— Oui
Le silence, cette fois, fut plus long. Plus dense. Dans la pièce, même les ventilateurs semblaient ralentir.
Je sens ma mère se redresser lentement.
— Ouvre la suggère ma maman
— Très bien je réponds en ouvrant l'enveloppe le coeur battant à tout rompre