Donc you speak english ?

Ecrit par Tiya_Mfoukama

Chapitre IV

Mince, je ne sais pas s'il m'a vue, tout à l’heure, en train de le regarder à la dérobé, intimidée pour le coup comme une de ces petites filles qui parlent du père Noël pendant des heures et qui se retrouvent penaud, cachées derrière les jupons de leurs mères, face à un commerçant qui se fait passer pour...
En même temps je ne fais que ça, le regarder. Le dévisager….
Ça fait bizarre de me retrouver là, à ses côtés. Pourtant la dernière fois que je l'ai vu en vrai, c'était il y a seulement 7 ans. Seulement.
C’est par téléphone que l’on a gardé le contact mais je me rends compte que le téléphone a la capacité de changer une personne. D’inventer une personne. Toutes les représentations que je m’étais faites de lui sont si loin de la personne qui se trouve en face de moi. Je le voyais très grand, bien conservé avec un bouc poivre et sel et des cheveux coupés à ras, sauf qu'il est pas très grand, à un petit ventre et une calvitie naissante. Même le timbre de voix semble différent…
J’étais consciente que je me faisais un film et tentais au maximum de ne pas me fier à ses souvenirs mensongers mais faut croire que je n’ai pas assez tenté… 

-Mais tu ne m'as pas répondu tout à l'heure ! me fait-il remarquer, me sortant de ma rêverie.
-Ah oui? C'était quoi la question ?
-Je t'ai demandé si tu avais fait un bon voyage ? 

N’ayant pas le souvenir de cette question, je fouille rapidement dans ma mémoire pour essayer de me rappeler le moment. Et oui, ça me revient.
Mister « all night long » était en train de passer devant nous et m'avait regardé avec l'air de dire «je pensais pas qu't'étais branchée peau flasque ».
Sur l'instant, j'ai eu honte comme si c'était vrai et ai mis de la distance entre mon père et moi tout en disant, assez fort pour que tout le monde, en général, Mister « all night long », en particulier entende mon « Attends papa, mon sac pèse avec les affaires de maman ».
A Brazza, les choses vont vite, trop vite. Il te suffit de connaître trois personnes pour connaître tout Brazza. C'est tellement grand et tellement petit que tout le monde se connaît.
Si je venais à croiser mr "All night long" avec des amis, sa bouche pourrait m'inventer un passé de tchoukoumeuse prise en flag' avec son "papa a pesa a tala té*".
"Je crois qu'elle revenait de Dubai" aurait-il pu ajouté, s'il était de mauvaise foi, ce qu'il a l'air d'être.
Comme toujours, j’extrapole, je me suis peut-être tournée un Nollywood movie, mais en cas de... je me dis que j'ai assuré mes arrières....

-Mais tu es toujours distraite ma fille ! C'est la fatigue ?
-Hein... Euh oui, oui c'est ça. Je réponds en souriant.
-Ah, ne t'en fais pas. Ta chambre est prête, tu pourras prendre une bonne douche puis te reposer ou profiter du bon petit déjeuner que maman a préparé pour toi.

Han ! C'est trop mignon!

 Je souris devant tant de prévenance puis perds de façon graduelle mon sourire lorsque l'information enfin enregistré par mon cerveau fait tilt. 
Je vais dormir chez lui?
Oh-Oh!!!!
Mon cœur commence à prendre l'allure d'un tambourin de lave-linge au moment le plus fort du cycle de nettoyage, ce qui contraste avec ma posture devenue subitement droite, pour ne pas dire raide. Les poils de mes bras se sont irisés à l'extrême en imaginant sa réaction. Ma mère... Quand elle va savoir ça!

Je la vois semi-assisse dans le canapé marron en cuir du salon, l'air nonchalant devant une série de 3A Télésud, ou en train de soupirer devant un débat stérile de politiciens congolais aimant s'entendre parler, sur Télécongo.
Elle est presque en train de s'endormir quand je l’appelle et lui annonce d'une petite voix que je vais vivre chez mon père les premiers mois.... la suite ? Je ne peux pas l’imaginer. J'ai trop peur.
Oui, même dans mes pensées, elle arrive à me faire peur.

Putain, quand elle va l'apprendre. .... GOBÉ* !

-Bon, allons-y. Il déclare -plus pour la forme qu'autre chose- en faisant un signe de tête au jeune homme qui pousse le chariot contenant mes bagages.
Moi j'avance également parce qu'il faut avancer mais dans ma tête, j’entame une prière d’autorité pour que le pneu d'un des avions tombe sur moi et me rende comateuse assez longtemps pour que ma mère ne prenne pas en compte cette histoire d’habitation sous le toit paternel.
« Seigneur, je t'en prie, c'est Ecair ! Ça ne choquerait personne ! »

Visiblement, le bon Dieu ne partageait pas ma pensé puisqu'il ne m'est rien arrivé. De ma sortie de l'aéroport, jusqu’à ce grand portail noir abritant ma "nouvelle demeure", en passant par la boutique MTN où nous avons marqué un stop pour faire ma puce. Dommage. ..

-Maman, voilà ta fille ! Lance gaiement mon père en sortant de la voiture.

Une petite femme tassée d'une cinquantaine d'années, se tient debout sur le perron, les mains sur les hanches. Elle nous regarde avec stupéfaction comme si elle n'en revenait pas puis se met à crier :


-Ahhhhhhh Ketsia ! Non mais ce n'est pas Ketsia ! La belle femme que je vois devant moi c'est Ketsia ? Non, je n'y crois pas ! Ajoute -t-elle en se tapant les mains.

Je la regarde, un peu gênée, ne sachant pas quoi répondre. «Moi je me souviens pas de vous », ça se dit ? J’en doute fort.

-Tu parlais, tu parlais, « piapiapia » ! Tu voulais que je t’achète les collants, tu criais partout « maman achète-moi les collants roses, maman achète-moi les collants roses !».

Hein ?
Excusez-moi madame, mais je suis au regret de vous dire que vos souvenirs ne sont absolument pas partagés. J’ai certes de vagues souvenirs de mon enfance au pays, mais une chose est certaine, j’ai toujours eu de la classe et de la distinction, alors courir dans tous les sens pour une paire de collants, roses de surcroît…C’est tout bonnement impossible.

-Tu avais cinq, six ans par-là ! Et tu étais vraiment agitée ! Maintenant, regarde-toi ! Hey Ketsia !

Elle se met à rire en secouant la tête, probablement envahie de souvenirs me concernant ou pas…

-Mais ne reste pas là, entre yaya ! Me dit-elle en m’invitant d’un geste de la main à entrer dans la maison.

J’hésite un peu, je ne sais pas pourquoi…En fait si, je sais. 

J’ai l’impression de trahir ma mère, de lui planter un couteau dans le dos. Elle ne m’a rien recommandé de particulier concernant mon père, mais elle m’a demandée d’éviter « l’autre », « elle », « la femme de ton père », cette femme à l’air avenant et au sourire amical. Entrer dans sa maison, c’est comme tourner le dos à ma mère, ne pas prendre en considération ses avertissements, pactiser avec l’ennemi.
C’est complètement absurde ce genre de pensés mais, c’est là, et je suis certaine que beaucoup penserait comme moi. Je n’ai pas dit tout le monde, mais beaucoup.

Je monte les marches du perron avec une lenteur digne des célébrités gravitant les marches de Cannes, et m’en veux sur le coup de ne pas avoir mis des talons bien plus hauts, avant d’entrer dans la maison. Maison loin de ce que je m’imaginais. Très épurée, les murs peints en blanc, les meubles design, elle ressemble à ses maisons de magazines devant lesquelles on s’émerveille sans un instant imaginer y vivre à cause du manque de chaleur, de partage, de vie frappant. Ce qui contraste totalement avec ses habitants…

-Assis-toi yaya, qu'est-ce que je te sers ? Du jus, de l’eau ? Elle me demande alors qu’une jeune demoiselle vient d’apparaitre avec un plateau contenant bien plus que ce qu’elle m’a énoncé.
-Rien merci…

Je souris. Du sourire de gêne qu’on balance quand on ne sait pas quoi dire, quand on ne sait pas comment se tenir. 
D’où je suis assise, je balaie la pièce du regard, et elle me semble encore plus grande, encore plus vide et je me dis que non, je vais pas pouvoir vivre ici. Je me sens bien trop mal à l’aise. Sauf que je ne sais pas comment je vais me tirer de ce bourbier sans y laisser mon string, à défaut d'avoir des plumes…

-Tu ne veux rien boire ? Tu es sûre ? Tu sembles tracassée. Me dit mon père qui a pris place à côté de sa femme.

Wey papa, tracassé est un faible mot, à l’heure actuelle je dois choisir entre te blesser ou blesser doublement ma mère –bah oui, en franchissant le seuil de la porte, j’ai blessé ma mère une première fois, du moins c’est comme ça qu’elle le verra, je la connais et en dormant ici, je la blesserai une seconde fois. Dans tous les cas, ce qui est certain, c’est que je vais devoir passer par ma mère pour trouver une solution, et tu viens de me tendre une belle perche que je vais saisir.

-Non, je ne suis pas tracassée, c’est simplement que je n’ai pas encore eu maman au téléphone. Je dis d’une petite voix, prête à me lever pour aller m’isoler.
-Ah mais appelle-la. Dit-il en sortant son téléphone.

Il tapote sur l’écran de façon habile, le vieux est connecté, puis me tend le téléphone foutant en l’air mon plan.
Avec un sourire crispé, je prends l’appareil et le porte à mon oreille.

Plus les secondes passent et plus j’ai l’impression que mon rythme cardiaque augmente, mon souffle devient court, comme si je venais de courir un marathon, je sens des auréoles se former sous mes bras, j’ai envie de vomir, j’ai des palpitations au cœur…. Mais, pause, ce sont les symptômes d’une crise cardiaque que je ressens ! Seigneur, je vais faire une crise cardiaque ! Je suis trop jeune et j'ai pas été prévenue. Je suis sensée être prévenue. C'est la règle, c'est ce que disait le mag' que j'ai lu récemment. Il disait que quelques mois avant une crise cardiaque le cheveu devenait terme? Mais les miens ne l’ont pas été. Ils sont même en très bonne forme. …..

-Allô ?

Je viens de rater un battement de cœur… Oh Seigneur, dans ta bonté, tue-moi une fois qu’on en finisse…

-Allô ?
-Allô maman…C’est … C’est Ketsia. Dis-je en bagayant.
-Mais pourquoi tu ne m’as pas appelé plus tôt ? J’étais en train de m’inquiéter pour toi ! Crie-t-elle. J’ai envoyé Max à l’aéroport pour voir si tu y étais ! Ne commence pas tes choses Germaine ! Ne commence pas !

Weyyyyy, on est revenues à Germaine ? Décidément douceur et Samatha, prénom de ma mère, ne vont pas de pair…

-Tu as fait bon voyage ? C’est ton numéro de téléphone ? Me demande-t-elle avec un ton plus doucereux.
-Euh…oui, le vol était bien. Et non, ce n’est pas mon numéro mais celui de papa. D’ailleurs là, je suis chez lui, parce que finalement je vais passer le début de mon séjour chez lui.

La suite de ma phrase n’avait rien à faire là mais sérieux, je savais pas où la caser et les palpites m’ont embrouillée l’esprit. J’ose même pas lever la tête pour voir mon père et sa femme.
J’ai envie d’aller aux toilettes, faire pipi. Ma vessie semble tellement pleine que j’ai l’impression qu’elle va se vider dans la minute. Et ma crise cardiaque qui tarde à arriver… Bordel !

-Maman ?

A l ‘autre bout de la ligne, je n’entends rien, même pas une inspiration ou une expiration de sa part pour me dire qu’elle est encore là. Peut-être qu’elle s’est évanouie. Oh putain de bordel de merde, j’ai peut-être tuée ma mère là.

-Maman ? Maman tu m’entends ? Je répète avec une voix tremblante.
-Passe-moi ton père.

Oh !
Donc c’est à ça qu’aurait ressemblé la voix de l’iceberg qui a heurté le Titanic s’il pouvait parler ? Damn it !

-Ma….
-J’ai dit passe-moi ton père. Me coupe-t-elle sèchement.

Le ton est calme, très calme. Ce qui n’augure rien de bon. Avec ma mère, il faut mieux avoir des cris, des mots forts, où quelque chose du genre plutôt que le ton neutre qu’elle prend actuellement. Parce que le ton neutre est souvent similaire au calme avant l’ouragan –parce que la tempête à côté d’elle, ce n’est rien.
Folle mais pas trop, je ne cherche plus à discuter avec elle et tends le téléphone à mon père.

-Tiens, elle veut te parler.
-Allô Samantha, comment vas-tu ?

Je tourne ma tête vers le tableau se trouvant à ma droite pour donner l’impression que je n’entends absolument rien des cris de ma mère, tellement je suis concentrée sur le tableau.
Ouais, je suis tellement concentrée que je n’entends pas le « tu me prends pour une idiote ! C’est pour ça que tu ne voulais pas lui dire où elle logerait. Samuel, ta sorcellerie là… »
Le reste de la phrase, je ne l’ai vraiment pas entendu puisque mon père s’est levé et a rejoint une autre pièce….
Je continue à regarder le tableau pour éviter de parler avec la femme de mon père mais il faut croire qu’elle ne comprends pas le but puisqu’elle se met à parler…

-Alors, comment ça va ?
-Bien.
-Tu es prête à vivre ici ?
-Je crois.

Je lui donne des réponses presque monosyllabiques, sur un ton désinvolte presque soupirant, pour couper court à toute discussion mais elle capte toujours pas et me lance sur un ton enjoué.

-Ah, ce n’est pas facile, mais nous allons faire en sorte que tu t’acclimates assez rapidement. Je vais appeler une de mes petites cousines qui pourra te faire sortir.

M’acclimater ? Je n’ai pas besoin d’acclimatation dans mon propre pays ! Je n’ai certes pas vu mon père pendant 7ans, mais le pays, il y a encore 3ans, j’y étais tous les étés. Je me tiens toujours informée de tout ce qu’il se passe, non pas comme une française d’origine congolaise vivant en France et s’informant parce qu’elle veut avoir quelque chose à dire avec ses amis durant les débats sans queue ni tête que les congolais, pour ne pas dire l’africain, affectionne trop, mais comme la congolaise qui aime sa patrie et qui veut la voir un jour sortir du cercle vicieux qui s’amuse à détruire l’espoir d’une liberté réelle pour les congolais… Mais je ne lui dis rien car mon père revient, serein, le téléphone tendu vers moi.

-C’est toujours ta mère. Tu termines rapidement avec elle, après je te montrerai ta chambre.

Après je te montrerai ta chambre, ça veut dire quoi ? Elle a capitulé ? Non, impossible.
Je connais le spécimen et elle ne peut pas dire oui comme ça. C’est le genre à préférer mourir en se battant plutôt que de se laisser faire.
Ça me rappelle un soir où elle était rentrée à la maison en colère parce qu'une de ses collègues s'était faite agresser sexuellement dans une ruelle. Elle était énervée contre sa collègue, qui avait obtempéré face à son agresseur et lui avait fait une fellation. 
"Si s'avait été moi, je la lui aurais mordu et puis j'aurais serré ma mâchoire tellement fort qu'elle aurait fini par se couper"

J'avais ri de cette histoire, mais c'était la énième qui me confirmait que ma mère était un Pitbull qui ne lâche rien.
J’en suis là dans mes pensées lorsque j’entends une voix dire :

-Allô Ketsia ?

C’est la voix de ma mère amplifiée par le haut parleur du téléphone de mon père. Il est visiblement curieux de savoir ce que va me dire ma mère et moi qui ne peux pas la coder pour lui dire de ne rien prononcer de mauvais à l’égard de mon père et sa femme… Bordel !

-Ketsia, tu m’entends ?
-Oui….oui maman.
-Okay, bon je viens de discuter avec ton père, and this asshole thinks that i will let you sleep in his house, but he lies ! He puts me on speaker right ?*

Oh Seigneur. Je ne sais pas ce qui me choque le plus à l’heure actuellement. Entendre ma mère parler anglais, bien que son accent soit très douteux, ou l’entendre jurer en anglais avec autant de facilité ? Je retiens l’éclat de rire qui veut s’échapper de ma gorge et le ravale avec le peu de force qui me reste. Les palpitations cardiaques ont laissé place à une envie forte de compression de ma cage thoracique afin que rien ne laisse entrevoir les petites secousses du au rire que je retiens.
Non mais ma mère est une vraie kamikaze !

-He did it, right ? I know him. Anyway, don’t let him take off your bags of his car, pretext to have a date and go to your uncle house. I will call you back. Okay ?
-Euh… oui…, mais euh maman….Donc you speak english ?

Ce sifflement qu’elle a fait avec sa bouche avant de raccrocher m’a rajouté quelques soubresauts provoqués par le blocage de mon rire. 
Je savais que ma mère regorgeait d’idées tout aussi loufoques et saugrenues mais là, sur ce coup là, elle a fait fort. Et rien que m’en souvenir, fait remonter l’éclat de rire toujours coincé avec difficulté dans ma gorge. Quoique là, il est monté dans ma bouche.
Pour me calmer, je me fais la réflexion qu’elle a dit dû s’entrainer un bon moment pour aligner ces quelques mots et que dans tout ça, elle a sûrement du écouter mes conversations en anglais avec mes copines. C’était pour qu’elle ne comprenne rien, mais quand j’y pense, a plusieurs reprises, elle a fait tomber mes plans de sorties, que j’organisais en anglais bien évidemment.

C'est acté, ma mère est dingue, mais au moins, elle m’a trouvé une solution. Sauf que maintenant, il va falloir que je lève la tête pour faire face à mon père et sa femme et que je leur balance un mensonge. 
Bon sang, elle me met dans une situation ! 
J’ai envie de rire, j’ai envie de rire, mais si l’un d’entre eux parlait anglais et avait compris les propos de ma mère, hein ! En même temps, il n’avait pas qu’à mettre le haut parleur ! Voilà ! Tant pis pour lui !


*papa pesa a tala té : signifie litteralement papa donne et ne regarde pas (à la dépense), 

*Gobé: problème

* pour toutes les phrases en anglais, demandez à la mère de Ketsia.

Ravie de pouvoir vous revoir ! 

 Des bisous en pagaille ! ;)

GERMAINE KETSIA MASS...